L’Autre

affiche_2.jpgRéduire L’Autre à  l’évocation du parcours vers la folie d’une femme malade de jalousie reviendrait à  ne considérer que la partie émergée de l’iceberg, singulier et dérangeant, que constitue le deuxième film réalisé par le couple de cinéastes, à  la ville comme à  la scène, Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard, déjà  remarqués en 2003 avec Dancing, une sorte de thriller inquiétant et cérébral, s’accompagnant d’une réflexion iconoclaste sur le métier d’artiste.

Dès le départ, Trividic et Bernard se sont inscrits en marge, agrégeant à  leur nouvelle activité de cinéastes les plus anciennes en tant que vidéastes, scénaristes ou graphistes. Dans ce souci d’explorer et de proposer des formes nouvelles, les deux hommes ont choisi d’adapter un court roman de Annie Ernaux – L’Occupation – paru en 2003. C’est la première fois que l’auteur normande, à  l’écriture dépouillée de toute fioriture stylistique, dont l’oeuvre puise pour l’essentiel dans le matériau autobiographique, est portée à  l’écran.
Anne-Marie Meier est assistante sociale et décide de quitter son jeune amant pour qu’il recouvre son entière liberté et puisse faire sa vie. Ce qui ne manque pas de se produire, mais lorsqu’il lui annonce sa rencontre avec une autre femme, Anne-Marie sombre dans la jalousie (auto)destructrice, en proie à  des névroses obsessionnelles. La jalousie est loin d’être un thème nouveau, : à  l’origine du mythe biblique de Caîn tuant son frère Abel car Dieu a préféré l’offrande de ce dernier, elle n’a jamais cessé d’inspirer les artistes en tout genre. La gageure était donc d’envergure, : comment apporter un regard neuf sur les ravages induits par ce sentiment douloureux. Trividic et Bernard abordent la question sous un angle double, : d’une part, ils organisent un voyage mental en tentant avec succès de nous faire pénétrer dans l’esprit de Anne-Marie et d’autre part ils inscrivent son expérience individuelle au coeur même de la société contemporaine, imprimant dès lors à  L’Autre une dimension philosophique et politique – ce qui, en ce sens, rejoint la démarche des deux cinéastes et de l’auteur adapté.

C’est pourquoi les lieux et les comportements au sein d’une société aliénante et déshumanisée revêtent-ils dans le film autant d’importance, contribuant par paradoxe à  nous faire décoller du réel. La scène d’ouverture est à  cet égard absolument remarquable, nous faisant plonger d’une vue panoramique d’autoroutes, d’échangeurs et de péages jusqu’à  une chambre d’hôpital. Les réalisateurs vont montrer en permanence les stigmates d’une époque régie par la technologie – multiplicité des écrans – et la quête absurde de la sécurité – la résidence de Anne-Marie est sous contrôle de caméras et dispose d’un canal de télévision interne. Le pendant logique à  cette débauche de moyens étant l’enfermement et la solitude, : anonymat des centres commerciaux, promiscuité des transports en public où le moindre intérêt à  l’autre est considéré comme une menace.

La question peut donc se poser, : Anne-Marie est-elle seulement jalouse ou son attitude indique-t-elle un plus profond déséquilibre, ayant à  voir avec la schizophrénie et l’inaptitude à  être au monde, plus précisément dans ce monde-là . Ses examens de plus en plus approfondis de son reflet dans le miroir qu’elle finit par oblitérer, ; son manège névrotique avec ses pieds au centre commercial apparaissent comme autant de symptômes d’un éloignement tangible du monde réel et concret. Après tout, L’Autre – que l’on ne voit jamais – a plus valeur ici d’abstraction.

C’est un film dérangeant qui ne fonctionne aucunement sur la psychologie de son personnage, au demeurant peu sympathique, qui ne provoque en tout cas aucune véritable compassion chez le spectateur. Etrange assistante sociale, prêtant main forte à  une femme alcoolique, mais incapable de résoudre ses conflits intérieurs. Dérangeant aussi parce que le fantastique et l’onirique ne sont jamais bien loin, renvoyant par certains aspects au cinéma de David Lynch. Donc un cinéma de la sensation où le cartésianisme n’entre pas beaucoup.
Pour rendre perceptibles les moindres changements d’expression de Anne-Marie, qui se manifestent surtout au niveau des yeux, et imprimer au personnage une étrangeté dont on a peine à  signifier l’effet qu’elle produit, il fallait une immense actrice, : Dominique Blanc, prix de la meilleure interprète à  Venise, excelle à  incarner une femme qui perd pied, qui précipite une chute qu’elle a elle-même amorcée.

Film magnifique de bout en bout, avec une bande-son très travaillée et participant à  l’ambiance fantomatique qui l’entoure, L’Autre est bel et bien une expérience à  part, voyage mental et sensoriel qui nous fait basculer comme rarement dans un univers inquiétant, fourmillant de signes et de dangers potentiels.

Patrick Braganti

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L’Autre
Film français de Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard
Genre : Drame
Durée : 1h37
Sortie : 4 Février 2009
Avec Dominique Blanc, Cyril Gueî, Peter Bonke

La bande-annonce :

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