Carlos

carlos.jpgLe film commence, intime, dans un souffle, celui qui suit l’amour ; les draps défaits, les corps dénudés d’un couple inconnu se baladent et se touchent dans un frisson romantique. La caméra, proche de ce tourment fou aussi court et abrupt que le drame qui va suivre, capte et caresse avec aridité la sécheresse du désir, comme d’un lyrisme froid et poignant. Olivier Assayas, dans cette étreinte, commence son film en offrant une parenthèse que l’on ne retrouvera plus, ensuite prise dans les filets haletant d’un thriller vertigineux, d’une poursuite frénétique, d’un huis-clos suffocant.

« Carlos » n’est pas cet habituel biopic dont tout le monde dit à  chaque fois qu’il est en réalité »plus qu’un biopic ». Cette version documentée et riche, parcourant les vingt années d’activité du terroriste, est à  la fois un film classique (dans ce que le mot contient de meilleur et de splendide) en même temps qu’il est une course audacieuse à  travers le temps. Assayas pose la question essentielle du récit lorsque l’on veut raconter toute la complexité d’une vie dont ni 2h40 ni 5h30 ne peuvent suffire. C’est dans cette démarche directe, en allant vers l’essentiel, que le personnage qu’il montre peut se deviner plutôt que se comprendre basiquement.
C’est en naviguant dans ses divers parcours et dans la temporalité que le film évoque une figure entière, dans ses fêlures et ses joies, ses contradictions et ses forces »Carlos » n’est en aucun cas un biopic puisque plutôt que de conter la vie d’une personne sur ses plus célèbres informations, il creuse la face cachée et inédite d’un être dont on ne connaît que le principal. C’est en contournant l’idée du mythe du révolutionnaire qu’Assayas réalise un vrai drame aux multiples formes, ou alors, pour satisfaire les désireux, un biopic sur le masque. Et c’est dans cette négociation de l’incompréhension et de l’ignorance du réel que le film atteint ce qu’un biopic ne peut jamais réellement atteindre : c’est-à -dire l’humain derrière le mythe, la personne vivante qui anime les passions ou les déchaînements. C’est dans ce pointillisme obsédant et pourtant si naturel que »Carlos » peut prétendre être un travail de documentation filmique plus qu’un énième conte symbolique sur l’être humain représentant une masse. Cela n’empêche pas pour autant le récit de se permettre des digressions créatives pour rééquilibrer l’aspect cinématographique et lui assurer un souffle romanesque, insufflant un rythme et une lisibilité pour un public plus large.

Initialement tourné dans un format beaucoup plus long (5h30), ainsi projeté sous le signe d’une série à  la télévision, la version extrêmement découpée du montage pour le cinéma permet à  l’ellipse de décharger le poids de l’explication, tout en gardant la démesure et la précision archéologique du travail et de la dimension humaine. Les coupes brutales offrent ainsi des évasions étonnantes au milieu du film, refusant le mélodramatisme de certaines situations (la paternité arrive comme un couperet). Et plutôt que d’émettre un jugement, c’est-à -dire ce qu’un historien ne doit pas faire (car Assayas prouve qu’il tient ici le rôle d’un véritable historien), le matériau qu’est ce personnage complexe et insaisissable devient la préoccupation première du cinéaste pour capter autre chose qu’une émotion – car celle-ci ne peut découler que d’un jugement – « Carlos » est un film d’Histoire, une oeuvre à  facettes dont la richesse scénaristique et la force dimensionnelle de la réalisation lui procure une nervosité stylistique magistrale, bousculée par quelques séquences paisibles formant un creux au milieu de cette tonicité. Et si certains reprochent au film sa neutralité (apparente), c’est qu’ils n’ont pas compris quelle était la démarche et le point de vue d’Assayas ; »Carlos » est un objet expérimental ayant subi un redécoupage spécifique, c’est aussi un engagement de documentariste, une recherche de l’essentiel gommant tout affect pour saisir avec honnêteté et sans parti pris moraux l’entièreté du personnage.
Et enfin, c’est un véritable ‘laboratoire’ de formes, utilisant sur la longue durée, plutôt qu’une linéarité trop scolaire, une réinvention des codes et des manières. Le film ressemble à  un double huis-clos (la prise d’otages lors de la réunification des pays dans les bureaux de l’OPEP à  Vienne, suivie de la magnifique partie dans l’avion), traversé de fuites et de poursuites, de dialogues stratégiques reconstruisant à  l’image les convictions idéologiques et les démarches physiques du terroriste (impressionnante performance d’Edgar Ramirez, jouant par la force du corps et son mouvement). Grande nouvelle pour une fois, cette temporalité directe mais balayée d’épisodes importants pour aller vers l’essentiel – quitte à  perdre parfois un peu de clarté – se passe de toute mouvance géographique. On constatera souvent que de nombreux cinéastes utilisent la géographie et ses espaces comme un écartement de récit et une liberté parfois facile dans le cas du cinéma historique dont la tendance est de toujours retraçer en précision les mouvements et les chemins utilisés par tel ou tel personnage. Ici, bien que les lieux changent (rarement, ou jamais pour très longtemps), il y a toujours cette oppression qui nous entoure et nous prend à  la gorge.
Conter l’histoire d’une figure portée par son engagement politique n’est pas forcément l’occasion de s’essayer à  l’exotisme : et Olivier Assayas a le bon goût d’éviter cette surenchère de déplacements inutiles. Car la plupart du temps, il vaut mieux perpétuer une séquence quitte à  faire le choix d’abandonner quelque chose d’autre dans le récit, pour que celle-ci soit remplie de son intérêt et trouve sa véritable direction. Dans son insistance pour l’enfermement général des situations, »Carlos » finit par gagner en précision et en impact, perdant peut-être le charme de la liberté pour une réjouissante contestation d’un cinéma aérien (ce qu’Assayas a lui-même déjà  côtoyé, et avec grâce -« Clean » »L’heure d’été »). On en revient à  l’aridité de cette formidable séquence d’ouverture, dans laquelle prend toute la force du contraste, brutale séparation entre le mouvement quotidien et le drame inhabituel. Rugueux mais toujours accessible et agréable (mot primordial que la critique oublie souvent d’utiliser), voilà  le tour de force de ce monument du genre, qu’Olivier Assayas a signé dans un courant d’inspiration digne du meilleur cinéma historique français.

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Jean-Baptiste Doulcet

Carlos
Film français de Olivier Assayas
Genre : Thriller historique
Durée : 2h45min
Avec : Edgar Ramirez, Alexander Scheer, Ahmad Kaabour…
Date de sortie cinéma : 7 Juillet 2010

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