Holly Louis, de Elsa Boyer

Pour son premier roman, Elsa Boyer embarque son lecteur dans un terrible récit d’anticipation aux accents « orwelliens ». Réactualisant la célèbre sentence « Big Brother is watching you », Holly Louis se présente comme une réflexion sur la perception et l’image virtuelle, dont le narrateur, posté telle une mouche aux mille yeux naviguant sur des écrans de contrôle, relate les épisodes d’une guerre sans fin, opposant une inquiétante brigade aux méthodes fascistes à  une ancestrale armée de vieux.

Un incipit tout à  fait saisissant nous plonge d’emblée dans un univers désenchanté, macabre et ultra-violent, où le narrateur, témoin de tous ces meurtres, nous annonce solennellement avoir offert son corps et ses yeux à  la brigade, et plus particulièrement à  son chef qu’il admire tant. Monde apocalyptique donc, où la brigade se sent continuellement menacée par les vieux qu’elle traque inlassablement. Surtout, ce roman se construit sur une remarquable série de courts tableaux décrivant affrontements, chasses à  l’homme ou attentats. Un monde en ruine s’inspirant des événements les plus tragiques ébranlant notre monde à  nous – le vrai, le réel. l’eau vaseuse et croupie des docks dont nul ne connaît le fond, les couloirs et sous-sols de bâtiments désaffectés, les plaines désertiques, ou encore les routes perdues où des bolides abandonnent des cadavres, composent en somme un monde-charnier.

Reliquats d’un monde déchu où pouvaient notamment régner l’amour et les sentiments (choses désormais défendues pour lesquelles on vous lobotomise ou l’on vous exécute), les vieux gardent souvenir de leurs mille vies et s’attirent la haine des brigadiers, dégoûtés par leurs corps minéraux et difformes, ou chétifs et cassants, qui s’opposent symboliquement au corps immense et abstrait de la brigade. Ainsi, ces vieux, on voudrait s’en débarrasser, on cherche à  les exclure à  tout prix, à  les éliminer. Est-ce par là  une façon d’essayer de tirer un trait sur le passé ? Ou est-ce une pure et simple haine de l’altérité qui se déchaine ? En tout cas, la brigade craint la « contamination » c’est-à -dire que les corps de ses membres se trouvent à  leur tour assaillis de souvenirs. Car « les souvenirs sont des choses dégueulasses ». Se sont en effet des virus que l’on attrape le soir, en trainant sur les docks puants, où se deale également tout un tas de produits stupéfiants provenant de la côte ouest.

Et c’est justement dans cette crainte des souvenirs et des sentiments que se situe toute l’ambiguïté de Holly Louis. Composé d’une plume ô combien froide, implacable et impersonnelle, le roman épouse parfaitement le regard glacial du narrateur, et plus encore celui du chef brigadier. Pourtant, on sent bien que cette carapace peut craquer, que des choses peuvent se mettre à  suinter, que des mystères peuvent peut-être se lever – et l’écriture d’Elsa Boyer se fait tour-à -tour vibrante et poétique. En effet, notre narrateur quasi-omniscient dans sa tour de contrôle épiant le monde entier, n’est-il pas aveugle à  lui-même et à  ses propres sentiments, lui qui ne cesse de rôder autour de son chef, officiellement pour le protéger ? Et quelle est la véritable identité de cet impitoyable chef, au sujet duquel les plus folles rumeurs circulent ? Qu’attend-il lui aussi tous les soirs sur les docks, se demande notre narrateur ? Et notre héros Holly Louis dans tout ça, lui seul qui a le privilège de porter un nom ici : est-ce une légende, un déserteur, un briseur de coeurs, un chasseur de dragons ? Comment démêler le vrai du faux au milieu des images-pirates, des images-fantômes et des images d’archive ? Quels insondables mystères les hommes peuvent-ils encore abriter en leur coeur, dans un monde désincarné, frileux et violent, visant une transparence absolue ? Car ce monde opaque et incontrôlable qu’Elsa Boyer dépeint brillamment en situations-tableaux, c’est un peu notre monde finalement, puisqu’à  l’image du narrateur-mouche, nous nous abreuvons nous aussi quotidiennement sur Youtube d’images de chefs ou de tyrans déchus se faisant lyncher, et de peuples s’automutilant.

François Salmeron

Holly Louis, roman de Elsa Boyer
Éditions P.O.L
138 pages ; 13 euros
Sortie : avril 2012