Avenue des Géants, de Marc Dugain

La réalité dépasse tant et si bien la fiction qu’il n’est pas rare que certains auteurs récupèrent les miettes de »faits divers » pour en faire des romans. Dans Avenue des Géants, Marc Dugain (auteur entres autres de L’Insomnie des étoiles et de La Malédiction d’Edgard) se réapproprie la vie d’Edmund Kemper et donne la parole à  l’un des tueurs en série les plus cruels et »intéressants » de l’histoire des Etats-Unis. Celui-là  même qui inspira Hannibal Lecter et permis aux plus grands criminologues de mieux comprendre le fonctionnement de ces individus.

Emprisonné dans un corps grotesque avec ses 2m20 et sa masse graisseuse, Al Kenner est aussi intelligent qu’il est grand puisqu’il a un QI supérieur à  celui d’Einstein. Un esprit qui aurait pu lui servir à  devenir un grand médecin, un grand flic ou pourquoi pas un prix Nobel si ce même esprit n’avait pas été anéanti par une haine maternelle. Al Kenner étouffe, il étouffe dans la cave de ses parents là  où il est obligé de dormir près de la chaudière brulante, il étouffe chez ses grands parents qui l’ont recueilli à  contre coeur suite au divorce puis rejet de ses géniteurs. Il suffoque tant dans cet environnement destructeur qu’il les tuera pour survivre et dira alors »c’était moi ou eux ».

A l’hôpital psychiatrique où il est envoyé, il passera avec succès tout les tests au point de faire annuler son casier judiciaire et travaillera même avec les médecins tant son intelligence est éclatante. Plus tard il aidera les flics chargés d’enquêter sur ses propres crimes et se liera d’amitié avec eux. L’histoire aussi sombre que tragique d’Al Kenner, cet adolescent qui deviendra un homme, se déroule sous nos yeux au rythme d’un road book palpitant. C’est au coeur d’une Amérique en pleine mutation, meurtrie par le Vietnam et l’assassinat de Kennedy, que cet homme cherchera une place qu’il ne trouvera jamais, un destin qu’il scellera définitivement sur l’Avenue des Géants. Son esprit errera alors dangereusement sur des terres flanquées d’espaces infinis avec le besoin de se libérer de cette mère que seul le sang pourra rassasier.

Le destin tragique d’Ed Kemper rebaptisé Al Kenner n’intéressera pas que les férus de criminologie, les voyeurs d’histoires sordides ou tous ceux qui cachent en eux une curiosité morbide. La vie de cet homme pour certains, monstre pour d’autres, va bien au delà  des petites colonnes de faits divers. La vie d’Ed Kemper transcende la simple question du crime et de sa monstruosité. Cette vie parle de l’Homme, de l’animal politique cher à  Aristote, du prédateur, de l’être fait de chair, de sang et d’esprit. La vie d’Ed Kemper ravive l’éternelle querelle entre les rousseauistes et les voltairiens : l’homme naît-il naturellement bon pour être ensuite corrompu par la société ou a-t-il besoin de culture, d’éducation, de société pour accéder à  l’humanité? Mais Al Kenner n’est-il pas »mort-né » et ne cherche-t-il pas à  trouver sa place dans une société qui l’asphyxie?

C’est bien de tragédie dont il s’agit, d’une vie qui inspire à  la fois crainte et pitié, de celle d’un personnage hors du commun en proie à  un destin exceptionnel, dans le sens qui fait figure d’exception. Et la vie d’ Ed Kemper, l’histoire romancée d’Al Kenner se déroulent suivant un schéma parfaitement tragique, au point que dans la troisième partie du roman (ou troisième acte) tout semble encore possible avant qu’un événement entraine le protagoniste dans une spirale infernale ne lui laissant plus aucune chance d’échapper à  son destin.

Le roman de Dugain est une grande réussite. Il séduit grâce à  une écriture fluide et très travaillée. Il permet au lecteur d' »approcher » un être fascinant en dépit de l’horreur qu’il dégage. Ce livre parle de l’homme dans ce qu’il a de plus sombre et nous apprend que les génies ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Dugain n’aura de cesse au fil des pages de creuser avec sa plume et de chercher comme en quête d’un trésor enfoui la part d’humanité qui se cache chez ce tueur.

Aujourd’hui Ed Kemper vit encore. Il lit des livres aux aveugles et est un prisonnier exemplaire. Il dit qu’il ne tuera plus, car il a enfin fait taire cette mère qui répétait sans cesse qu’elle avait enfanté un monstre.

Sabine Sursock

Avenue des Géants, de Marc Dugain
360 pages
Editions Gallimard
date de sortie: 4 janvier 2012
Langue : Français

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