Deux jours, une nuit – Jean-Pierre & Luc Dardenne

afficheMille euros, : un mois de salaire, une année de factures de gaz et d’électricité. Somme à  la fois dérisoire et symbolique qui représente ici le montant d’une prime promise à  quatorze salariés pour peu qu’ils valident qu’une quinzième soit licenciée. Celle mise au ban par un vote qu’elle parvient néanmoins à  contester et à  obtenir un nouveau pour le lundi matin, c’est Sandra, mariée et mère de deux enfants, qui sort juste d’une dépression (qui l’a tenue éloignée de son travail, la désignant presque logiquement comme victime expiatoire). Pour que le second suffrage soit en sa faveur, il faut que Sandra convainque pendant le week-end ses collègues de renoncer à  leur prime.

Le nouveau film des frères Dardenne s’ancre une fois encore dans une certaine réalité sociale. On peut noter au passage que c’est cependant la première fois qu’ils s’intéressent de près au monde du travail, alors que, jusqu’à  présent, la trajectoire individuelle et similaire de leurs personnages importait davantage que le contexte et l’environnement – même si le trafiquant Roger, la combattante Rosetta et la coiffeuse Samantha étaient plutôt vus comme des gens modestes, représentatifs, aussi bien comme bourreaux que comme victimes, d’une société de la lutte sociale et de la précarité. Une société plus porteuse d’égoîsmes et de défense d’intérêts personnels que d’humanisme et d’abnégation. Mais les réalisateurs de l’Enfant, biberonnés au cinéma de Robert Bresson et ne reniant pas leur culture chrétienne, ont toujours cru au chemin qui, conduisant du mal vers le bien, amène aux confins de la rédemption et du pardon – celui accordé par Olivier, le formateur en menuiserie, au jeune assassin de son fils dans l’insurpassable Le Fils (2002).

La mission tentée par Sandra, largement épaulée et soutenue par son mari Manu et sa copine syndiquée Juliette, se résume ainsi à  poser quatorze cas de conscience, quatorze choix à  faire entre l’attribution d’une prime, dont tous ont besoin pour différents motifs, et l’acceptation de voir une collègue renvoyée. Hélas, cette question du choix, plus précisément comment elle est appréhendée, disséquée et enfin résolue, ne semble guère passionner les réalisateurs, plus intéressés à  pister leur héroîne (selon un schéma habituel même si les plans de dos et l’agitation de la caméra ont fait place à  un filmage plus apaisé) entre ses démarches répétitives et ses moments de repos, où elle pleure et avale des médicaments. En oblitérant la dimension dialectique et complexe de l’enjeu, les frères Dardenne nous plongent dans la circonspection, : quel regard portent-ils exactement sur une classe ouvrière amputée de capacité de réflexion, d’anticipation, dépeinte de manière plutôt caricaturale, voire manichéenne, : les hommes absents sont au café ou au foot, et quand ils sont là , c’est pour être violents -seuls les étrangers font preuve d’une touchante solidarité, comme par hasard, ?

Faisant preuve à  la fois d’angélisme et de naîveté, mais, de façon plus préoccupante, d’une méconnaissance du milieu qu’ils prétendent investir, y compris dans les invraisemblances du scénario, le film déçoit également par son simplisme. Rappelons-nous pour le coup le formidable Les Neiges du Kilimandjaro où Robert Guédiguian analysait avec autrement plus de finesse et de profondeur les conséquences du choix. Manifestement, c’est d’abord Sandra qui retient l’attention des réalisateurs de La Promesse. Plus précisément, la comédienne Marion Cotillard qui les a visiblement séduits lorsqu’ils produisaient l’affligeant De rouille et d’os de Jacques Audiard. Affublée d’un ersatz d’accent belge – le talent de l’actrice concentré dans cette capacité caméléonesque – elle joue mais n’est pas, se contentant de dérouler, avec honnêteté et abattage, son numéro.

Les dernières minutes du film révèlent un véritable tour de force du scénario mais, lorsqu’on dépasse là  encore sa portée signifiante, on peut s’interroger sur l’idée d’une rédemption qui doit nécessairement se monnayer. Une idée somme toute assez désagréable qu’il faut être redevable, que tout se mérite et finit par se payer. Au-delà  même de la faiblesse de l’ensemble qui en fait le plus mineur de leurs films, les frères belges se font dans Deux jours, une nuit les relais d’une morale nettement discutable, les porte-voix d’une classe ouvrière qu’au final ils semblent plus mépriser que réellement respecter, en la cadenassant dans son insuffisance intellectuelle et son aspiration saugrenue à  s’imaginer, à  moindres frais, grandes âmes.

Patrick Braganti

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Je ne suis pas dans le secret des Dieux, même pas dans la tête des Dardenne, mais j’imagine les deux frères réfléchissant à  leur nouveau projet et posant sur la feuille le principe liminaire qui allait faire le coeur de Deux Jours, une nuit. Tout est dans le titre et dans un cadre, rigide, fixé dès le début : une prime contre un licenciement, 16 salariés à  voir et la moitié à  convaincre et surtout, le temps d’un week-end pour arriver à  réussir cette quête. Lundi 8h30, un vote aura lieu et à  l’issue de celui-ci, Sandra (Marion Cotillard, très bien) gardera ou perdra son emploi. Ce n’est pas encore 24Chrono mais presque…les enjeux du film sont clairement posés ainsi que la feuille de route de Sandra, personnage point de vue du film (présente dans tous les plans). Tout le scénario peut être schématisé dans ce qui pourrait se rapprocher de la »règle des 3 unités ».

Les frères Dardenne ont toujours su créer de la tension : que ce soit avec Rosetta se battant pour son travail, avec Olivier en capacité de tuer le responsable de la mort de son Fils, avec Bruno cherchant à  tout prix le moyen de racheter L’Enfant qu’il a lui-même vendu. Et que dire du Silence de Lorna, véritable film noir en terres belges où l’héroîne risque sa vie. Ainsi resserré, Le cadre de Deux Jours, une nuit sera bien le lieu de toutes les tensions : je dirais même qu’il est du pain béni pour créer un vrai suspense. Tout est fait pour accentuer celui-ci et la mise en scène se met au diapason de cet objectif. Cela peut être sur un travelling arrivant, rapidement et de face, sur un visage dont on attend fiévreusement la réaction (votera-il »oui » ou »non » ?) et la surprise de le voir fondre en larmes (ce que jamais on aurait imaginé). Cela opère plus généralement sur des longs plans séquences, notamment celle du suicide où, suivant Sandra dans sa maison, (de la chambre à  la cuisine via l’escalier), on passe par toutes les émotions. Les séquences du vote fatidique, celles qui valideront ou non la quête initiale, et le retournement final sont parfaitement maîtrisés pour créer du suspense. C’est cinématographiquement très fort.

Ne négligeant pas le fond, les Dardenne inscrivent leur film dans une époque, celle d’aujourd’hui et de la crise du monde ouvrier, et dans une problématique forte, souvent délaissée dans le cinéma francophone. Ils dressent un portrait ni à  charge, ni à  décharge de la classe ouvrière (à  travers tous les collègues visités par Sandra). On n’est pas dans une vision mythifiée à  la Renoir ou à  la John Ford (celui de Qu’elle était verte ma vallée...ici on est dans un gris permanent). Mais on n’est pas non plus dans un »salauds de pauvre » caricatural. Et puis, fidèle à  eux-même, les Dardenne terminent leur film sur une note d’espoir, substituant à  la quête initiale (celle de retrouver son emploi), celle plus belle de retrouver sa dignité.

Cela serait ainsi, tout serait donc parfait ? Non, justement. Sans refaire du profiling Dardenne, on peut imaginer que la paire de cinéastes a pu être effrayée par leur propre scénario et la répétitivité des séquences induites par lui :,  toutes ces personnes à  voir, à  la longue, cela peut donner des situations un peu similaires et le risque de lassitude peut être probant. Ce problème est contourné par les durées même des rencontres, brèves. Comme une série de polaroid de situation personnelles et non des portraits psychologiques plus fouillés (On peut le regretter). Rappelons-nous que le spectateur a été invité à  voir un suspense social et non une étude sur le désoeuvrement et l’abandon de la classe ouvrière. Mais avec tout ça,,  la tentation, d’en rajouter dans les péripéties, devient certaine…Quitte à  prendre quelques petites libertés avec le réalisme et à  charger un peu trop la barque. Il y a le suicide certes, il y a aussi le personnage d’Anne, une des collègues de Sandra, qui tergiverse et quitte tout de go son mari : un vrai don du ciel, peu probable en vérité. Et puis, pour rester fidèle à  ce temps imparti, les frères Dardenne écourtent une hospitalisation (à  peine quelques heures où il y aurait du avoir une journée). Même avec le droit du travail les deux frères semblent avoir pris quelques libertés. Et à  y regarder de plus près, le dilemme de départ,,  cinématographiquement très fort, est lui-même un peu tiré par les cheveux. Ce n’est plus un cadre, cela commence à  ressembler à  un carcan.

Ce ne sont là  finalement que des petits bémols, mais ce n’est pas à  négliger non plus. On serait dans 24hchrono, on se ficherait que Jack Bauer sauve le monde, au mépris du Droit, de la politique, de la logique ou du simple bon sens. Mais chez les Dardenne, inscrivant,  leur cinéma dans le naturalisme et le documentaire, ces maladresses et autres approximations sont déjà  moins permises. Et on en vient à  se poser des questions sur l’objectivité même du regard critique que l’on peut avoir sur les Dardenne, victimes eux-mêmes d’un cadre implicite lié à  leur propre style et la qualité même de leur cinéma. En ouverture, je disais que je n’étais pas dans le secret des Dieux, peut-être justement que nous jugeons les Dardenne ainsi, à  ce point comme des dieux du 7e Art,,  qu’ils seraient victimes d’un regard plus aiguisé que pour les autres et ne pourraient ainsi s’abroger de quelques menus détails de réalisme, pour faire une oeuvre de cinéma émotionnellement plus forte. Un droit que l’on octroie facilement à  d’autres (sans aller chez Jack Bauer) et qu’ils leur seraient purement et simplement refusés. Dans une filmographie exemplaire, Deux jours, une nuit peut faire figure d’oeuvre mineure et imparfaite. Mais j’en connais beaucoup qui rêveraient déjà  d’atteindre un tel niveau.

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Denis Zorgniotti

Deux jours, une nuit
Drame français, belge de Jean-Pierre & Luc Dardenne
Sortie : 21 mai 2014
Durée : 01h35