cinéma

L'intrus de Claire Denis 

[4.0]

 

 

    Tout au long du film, comme chaque fois avec la très grande Claire Denis, on en vient à se demander ce qui peut bien se passer dans le cerveau d’une telle dame pour qu’elle construise encore des œuvres si pleines d’énigmes, et si fascinantes. Ici, avant de découvrir le film sur Arte (qu’on ne remerciera jamais assez pour ce qu’elle continue à faire pour le cinéma français), puis d’aller l’apprécier pleinement en salles, on savait juste que L’intrus était une adaptation du livre de Jean-Luc Nancy, racontant sa vie après une transplantation cardiaque. Or, très rapidement, comme on s’en doutait et comme on l’espérait, on comprend que Claire Denis s’est (très) librement inspirée de cette trame, l’a utilisée comme « pré-texte » pour faire…du Claire Denis ! Cette opération mentale (d’un livre vers son film) est notifiée dans le générique de fin, comme pour signaler aux futurs lecteurs de Nancy qu’ils ne retrouveront pas cet univers si particulier.

 

    Que découvre-t-on alors dans cet Intrus ? D’abord l’univers habituel de la réalisatrice : ses acteurs. Ils sont là, à nouveau, de Grégoire Colin à Béatrice Dalle, d’Alex Descas à Katerina Golubeva qui vient s’inscrire dans cette famille avec une belle évidence. Tous ces êtres incarnent les autres films de la réalisatrice, en font tellement partie que même si on ne fait ici que les croiser, on les sent parfaitement à leur place. Voir Alex Descas en prêtre, c’est revoir son personnage qui parcourait les combats de coq dans S’en fout la mort…Et on s’aperçoit que peu à peu l’œuvre de Claire Denis  a acquis une ampleur qu’on ne soupçonnait pas.

 

    Mais c’est autour de Michel Subor que va s'organiser ce nouveau film : il incarne ici cet homme mystérieux qui va changer de cœur, sans qu’on sache réellement pourquoi, en plein milieu du film, avant de partir vers Tahiti à la recherche d’un fils qu’il aurait eu il y a longtemps, apparemment suite à un film tourné là-bas, film existant réellement, dont on voit des extraits avec Subor jeune…Filme-t-elle un personnage vieilli d’un ancien film ou Subor lui-même ? Jamais on ne saura le dire puisque tout ici navigue entre réalisme et fiction, entre rêve et réalité.

 

    Autour de lui, donc, une trafiquante d’organes, une douanière qui deale avec son mari, une pharmacienne, et comme nous sommes près d’une frontière, des groupes de clandestins que l’on aperçoit courant  dans la forêt…Majesté mystérieuse : Béatrice Dalle en gardienne de chiens-loups, à peine entrevue mais sidérante de présence…

 

    Le film progressera comme toujours chez Claire Denis à grands coups de plans séquences contemplatifs (Subor fait du vélo, nage, promène ses chiens, assassine brutalement des gens –on n’en saura pas plus), ponctués parfois de rares dialogues ou murmures…La structure est éclatée, on suit quelques personnages énigmatiques, dont on ne connaît souvent pas les noms, dont on ne perçoit pas les liens avec les autres personnages, et peu à peu l’ensemble de l’intrigue se construira.

 

    Mais ce qui retiendra l’attention, à coup sur, c’est la beauté suprême des images de Claire Denis : les lieux où s’incarnent ses personnages sont filmés avec une sensualité et une lumière que l’on croise rarement dans notre cinéma, sauf chez elle justement. Ici la forêt devient chatoiement du vent dans les feuilles, ombres furtives et inquiétantes de la nuit, plaines immenses ensoleillées, la mer et le ciel, même si cela semble désespérément cliché de le dire, sont vues, montrées comme des personnages à part entières : c’est ça finalement qui fait son cinéma : le fait que tout semble vivant, mouvant, bouleversant…on guette donc ces personnages si flous, si énigmatiques, et on suffoque devant ces pauses narratives que constituent les plans sur le monde qui les entoure. Beauté des images, intrigue ardue mais prenante, acteurs parfaits et filmés avec fascination et désir : tout ce qui fait cinéma est là, stupéfiant et réjouissant.

 

    On se souvient alors avec émotion et inquiétude que le premier nom qui apparaît au générique est celui du producteur Humbert Balsan, l’un des derniers défenseur de ce cinéma français là, peut-être pas le plus rentable, mais le plus réjouissant qui soit…on sait que son suicide fait encore trembler nos auteurs, déjà bien malmenés ces dernières années par la montée en puissance du cinéma dit populaire, c’est-à-dire rentable, montée qui se fait au détriment de l’autre cinéma, dit élitiste, c’est à dire demandant un effort de participation de la part du spectateur, c’est-à-dire demandant au spectateur d’exister tout simplement. Alors oui cette année fut réjouissante pour notre cinéma, Assayas, Desplechin, Claire Denis sont là avec leurs meilleurs films, mais jusqu’à quand, au moins pour cette dernière, cela durera-t-il ? Voir L’intrus dans cette perspective redouble l’urgence de spectateur : s’extasier devant une telle beauté c’est en plus faire œuvre de salut artistique…

 

Matthieu Jaubert

 

Film français – 2h10 – Sortie le 4 mai 2005

Avec Michel Subor, Béatrice Dalle, Grégoire Colin…

 

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