roman

E.T.A. Hoffmann - Les Elixirs du Diable        1/2

Phébus/Coll. Libretto – 384p, 10.50€

 

 

    

    Les Éditions Phébus avaient entrepris à la toute fin des années 80 de publier l’intégrale des œuvres de Hoffmann, cette édition en quatorze volumes étant partiellement épuisée, une réédition dans leur collection de poche a été lancée au début de l’an dernier. Avec Les Élixirs du Diable, quatrième volume de cette réédition, c’est les œuvres les plus connues qui ont déjà été réédités : Les Fantaisies dans la manière de Callot, Les Contes nocturnes, et l’inégalable Chat Murr.

 

    Les Élixirs du Diable, premier roman de Hoffmann, est une sorte de pastiche du Moine de M.G. Lewis. Ce dernier peut, à bon droit, être considéré comme le roman noir (ou gothique, si vous préférez) par excellence. Qu’il s’agisse des lieux (couvent, cryptes, châteaux, passages dérobés,..) ou des personnages (moines, nonnes, spectres,.. et même Satan en personne), rien ne manque pour en faire un archétype du genre. Hoffmann connaît l’œuvre de Lewis et l’apprécie suffisamment pour faire dire à l’un des protagonistes : « Je vis sur la table un livre que je ne connaissais pas. Je l’ouvris : c’était un roman traduit de l’anglais, Le Moine [..] Je l’emportai, je commençai à le lire, cette histoire extraordinaire me captiva. » Là où le roman terrifiant joue d’un décorum convenu, parfois proche du Grand Guignol, lorsqu’il se fait par trop caricatural, Hoffmann se révèle bien plus subtil. Il joue avec les motifs gothiques : il s’agit de l’histoire d’un capucin, comme chez Lewis, et on a bien droit à quelques cachots, à des apparitions fantomatiques. Mais ce jeu n’est que clin d’œil : ici point de sombres ruines, point de spectres sortant de leurs tombes ; au contraire, les châteaux sont entourés de parcs soignés aux allées ornées de statues à l’antique et de petits pavillons, les paysages respirent l’amour de la nature. Le récit est ponctué d’aventures cocasses, voire comiques, de réflexions sur l’art, sur la société. Rien d’ “horrifiant” en somme, si ce n’est cette angoisse sourde qui vous prend au détour de certaines pages, angoisse née de ce léger décalage qui fait que, comme le héros à plusieurs reprises, on ne sait plus très bien où s’arrête le rêve et où commence la réalité, l’explicable et l’inexplicable. Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique la caractérise par cette hésitation chez le lecteur, et éventuellement le personnage, entre une lecture naturelle et une interprétation surnaturelle des événements. Or, au début du roman, le prieur du cloître, où se trouve le frère Médard, gardien et victime des élixirs du Diable, le met en garde contre la superstition et la croyance trop forte aux miracles, désamorçant ainsi une lecture surnaturelle qui semble s’imposer. À moins qu’il ne faille penser que tout cela n’est que songes ou élucubrations d’un esprit dérangé… Hoffmann laisse son lecteur dans cet entre-deux, au milieu de la croisée des chemins.

 

    Cette ambiguïté, ce « quelque chose de familier pour nous, et d’étrange tout à la fois » (Hoffmann, Fantaisies dans la manière de Callot) Freud le caractérisera ultérieurement comme l’Unheimliche, l’inquiétante étrangeté. Dans l’essai éponyme, Freud, qui analyse longuement l’un de ses contes les plus célèbres L’homme au sable, déclare : « E.T.A. Hoffmann est un maître inégalé de l’inquiétante étrangeté en littérature. Son roman Les Élixirs du Diable déploie toute une panoplie de motifs auxquels on est tenté d’attribuer l’effet d’inquiétante étrangeté que provoque le récit. » Freud relève deux motifs principaux : le « motif du double dans toutes ses gradations et spécifications », en particulier les phénomènes de « dédoublement du moi, division du moi, permutation du moi » et le motif du « retour permanent du même », qui n’est, en somme, qu’une forme “historique” du premier, le dédoublement se manifestant ici dans le temps et non simultanément. Ce motif de la répétition ou du double est fréquent chez Hoffmann, L’homme au sable et bien d’autres récits sont construits autour de ce thème qui parfois devient la trame même de l’écriture, comme dans Le Chat Murr, où c’est le récit qui est double. Il est bien trop réducteur de lire Hoffmann au travers de ces seules thématiques. Ce qui le caractérise le plus est bien plutôt cette manière d’entrecroiser les différents fils de la trame, de passer en permanence du grave au joyeux, du tragique au comique. Hoffmann, qui fut musicien, écrit comme on compose. Les thèmes se développent, se répondent, sont repris dans une autre tonalité… Digne d’une ouverture d’opéra, la préface de l’éditeur annonce les thèmes principaux du roman. Ce n’est pas dans ce roman que Hoffmann fait preuve de la plus grande virtuosité du point de vue des procédés narratifs – il faut lire Le Chat Murr et des nouvelles comme Le Magnétiseur pour se rendre compte de cet aspect de son talent. Néanmoins une bonne partie de son art le plus achevé des ruptures et changements de ton, ainsi que son attrait pour le fantastique et un certain mysticisme est à l’œuvre ici.

 

Dominique Fagnot

 

Date de parution : février 2005

 

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