roman

Laurence Sterne - La Vie et les opinions de Tristram Shandy   

Éditions Tristram  - 937p, 35€ - 2004

 

 

    

    Ne vous attendez pas en ouvrant ce livre à lire une histoire ; il n’y en a pas, seulement une multitude de récits, discussions, sermons,.. enchâssés qui se succèdent au rythme des digressions incessantes du narrateur dans son entreprise d’écriture de sa propre vie. La ligne droite semble délibérément proscrite ici, même si Tristram nous annonce à la fin du volume VI, que ses digressions étant de moins en moins fréquentes, il va enfin arriver à cette ligne parfaite. Et n’allez pas croire que cela vous permettra de savoir quoique ce soit sur Tristram Shandy et ses opinions, car d’opinions vous connaîtrez celles de son père et de quelques autres, mais assez peu les siennes. Et, il vous faudra attendre plus de la moitié du roman pour que le fameux Tristram montre le bout de son nez, fort peu pointu puisque écrasé par les forceps du médecin présidant à sa naissance. Mais tout cela n’a que peu d’importance. Tristram Shandy est avant tout un roman sur l’écriture et les livres. Les livres parce que les références à Rabelais, Cervantès, Shakespeare, Locke, et bien d’autres sont omniprésentes. L’écriture, car c’est en fait le seul vrai sujet, sujet qui est le seul objet de la vie du narrateur : Tristram nous prévient que pour lui vivre et écrire c’est tout un. En fait, ce que dit Tristram de L’Essai sur l’entendement humain de Locke, à savoir qu’il s’agit de « l’histoire de ce qui se passe dans la tête d’un homme », s’applique à merveille à ce livre construit sur les associations d’idées, les sauts d’un sujet à un autre propres aux processus de la pensée. Je n’avais lu de roman plus moderne depuis bien longtemps. Je n’avais pas lu non plus de roman plus drôle.

 

    Sterne fait éclater toutes les règles classiques du roman. La préface attendra la page 289, moment où le narrateur nous annonce : « Ouf ! tous mes héros, à l’heure qu’il est, se débrouillent donc tout seuls ; je ne les ai plus sur les bras ; ––––– et c’est bien la première fois que je puis disposer d’un moment de loisir ; ––––– aussi m’en vais-je profiter de ce répit pour écrire ma préface. » Plus loin, Tristram nous dira qu’il trouve un livre fort mal fait, imputant l’erreur au relieur, car l’introduction n’y est pas au début ! La mère de Tristram se penche dans l’embrasure d’une porte et, la laissant là, il nous gratifie d’une longue digression, pour revenir à elle en remarquant que le lecteur doit se demander, à bon droit, ce qu’il est advenu d’elle pendant cet intervalle. Les adresses au lecteur, et à la lectrice, sont nombreuses et vont jusqu’à l’ordre de fermer la porte, ou de relire le chapitre précédent, pour comprendre ce qui est dit, car il ne s’agit pas de se répéter et tout lui expliquer,.. même s’il le fait immédiatement. Certaines des notes de l’auteur rectifient les erreurs du narrateur. Cela fourmille aussi d’inventions typographiques (page entièrement noire ou totalement vierge, chapitres laissés en blanc,..).

 

    On pourrait multiplier les exemples à l’envi ; mais, le risque est grand alors de n’y voir qu’un roman fantaisiste, voire même d’une extravagance purement gratuite. Or, comme chez Rabelais, le comique, le grotesque sont au service du rationalisme et de la critique de conceptions théologiques, philosophiques et médicales surannées ou erronées. Sterne qui, il faut le rappeler, était pasteur, ne dut pas se faire que des amis avec cet ouvrage. Mais, il n’est pas dit que les auteurs qu’il pastiche, Montaigne, Locke et tous les autres soient nécessairement ceux qu’il veut attaquer. En effet, les conceptions du temps, du langage, de la perception et plus généralement de la subjectivité qui se dégagent du texte sont bien proches de celles de Locke. Sterne est un auteur des Lumières, mais les Lumières anglaises sont bien moins pétries de convictions que les françaises. Au final, c’est peut-être le scepticisme de Hume, le grand philosophe écossais de l’époque, qui trouve son écho ici. Et la psychologie associationniste de ce dernier semble refléter au mieux le mouvement des digressions.

 

    Il faut ajouter un mot sur cette magnifique traduction. Guy Jouvet a adopté certains partis pris qui pourraient faire grincer des dents. Il ne modernise pas le texte comme on a tendance parfois à le faire ; au contraire, il use assez souvent d’archaïsmes qui peuvent gêner les lecteurs actuels, mais qui donnent une saveur incomparable au texte – Rabelais n’est pas étranger à cette langue. Il traduit les noms propres, ce qui est presque vu comme un péché à l’heure actuelle, mais comment faire alors que ces noms sont chargés de sens. On peut, en revanche, regretter que cette traduction ne soit pas plus annotée. En 1998, avait paru, chez le même éditeur, le premier tome de Tristram Shandy accompagné d’un riche appareil critique (peut-être trop riche, puisque de même dimension que le texte lui-même). Ici les notes sont réduites à une peau de chagrin. Ainsi, il faut connaître son Locke sur le bout des doigts pour voir que la comparaison faite par Tristram entre les défauts de notre perception et la mauvaise impression d’un sceau dans la cire n’est que broderie et mise en scène à partir du passage similaire de L’Essai. Il en est de même pour nombre de passages. On peut espérer que cette édition intégrale n’est que le prélude à la publication d’une édition critique intégrale.

 

    Ce roman est un de ceux qui méritent une place dans toute bonne bibliothèque, à côté des plus grands, car il est leur égal. Malgré la relative méconnaissance de ce texte par les Français, sa descendance est loin d’être négligeable. Diderot qui l’admirait, s’en inspirera pour Jacques le fataliste ; Hoffmann avec le Chat Murr reprendra le flambeau ; et plus près de nous Si par une nuit d’hiver un voyageur… de Calvino fait écho à certains des procédés de Sterne dans Tristram Shandy. Il est curieux qu’un auteur fort connu à la fin du XVIIIème et au début du XIXème ait dû attendre cette nouvelle traduction pour connaître un regain d’intérêt, mais un tel livre ne vieillit pas, et reste toujours d’une actualité littéraire brûlante.

 

Dominique Fagnot

 

Date de parution : février 2004

 

> Réagir sur le forum Livres

 

Plus+

entretien de J.-H. Gailliot (co-fondateur des éditions Tristram)