roman

Greil Marcus - Like a Rolling Stone

Editions Galaade – 312p, 19.95€

[4.5]

 

 

Qui peut aujourd’hui (2005) mesurer - alors que le temps médiatico-historique s’efforce de créer des blocs de légendes indifférenciées - la portée d’une chanson telle que « Like a Rolling Stone », événement pourtant phare de l’été américain 1965, quand déboulant par les postes de radio elle offrit à Dylan le sommet des charts, son premier hit grande portée ? Du chanteur folk déjà dans la place, le basculement fut radical, pas tant dans son esprit que dans celui du public et des fans prêts à en découdre, physiquement parfois. Il y a une alchimie propre à toute oeuvre d’art, un lien secret entre le temps donné précédant son irruption et l’écho plus ou moins violent qu’elle provoquera. Tout le mérite de Greil Marcus tient justement dans sa capacité à ratisser la géographie spatio-temporelle de l’onde de choc que fût « Like à Rolling Stone ».

 

L’enregistrement proprement dit, les questions de studio, les jeux de musiciens ou de personnes auront la part congrue mais essentielle cependant,  miroitante au cœur du livre. Cette atmosphère étrange présidant à la mise en boîte d’un joyau musicalement très abouti, contant (once upon a time) un récit englobant tous les récits possibles, contient son lot d’incertitudes et de hasard. Et la simple universalité – cette incarnation désincarnée – en guise d’explication de la portée de l’œuvre ne suffit pas ; il s’agit plus, selon Marcus, « de tracer une ligne pour voir ce qui se passe : pour voir qui s’avérerait être de tel ou tel côté de la ligne, et qui pourrait la traverser, tant dans un sens que dans l’autre. En ce sens la chanson, en tant qu’événement, a transformé ses auditeurs en témoins ».

 

Dylan a vingt-quatre ans, il sort de la bohème relativement confidentielle de New York mais ne s’en arrache pas ; jamais sans doute a-t-il conçu « Like a Rolling Stone » (et l’album – Highway 61 Revisited – qui suit) autrement que dans la continuité de ce qui précéda. Si la révolte advient, il ne l’a pas plus cherchée que la célébrité. Et elle advint bel et bien, presque aussitôt, avec une rare violence dès le festival de Newport où d’ordinaire il se produisait en héros : huées, sifflets, le son mi-pop mi-rock’n roll montré du doigt par la clique conservatrice du folk traditionnel. La tournée ne calme pas les ardeurs, bien au contraire : un point d’incandescence est atteint le 17 mai 1966 au Free Trade Hall de Manchester : « ‘Judas !’ cria un jeune homme ». « Comment peut-on se lever dans une salle de concert remplie à craquer et crier ‘Judas !’ à un juif ? » interroge Marcus.

 

Au-delà du feu brûlant des sixties – imagine-t-on de nos jours une chanson produire semblable effet ? – l’écrivain journaliste traque les traces de «Like a Rolling Stone » jusque dans deux chansons récentes : la reprise du « Go West » des Village People par les Pet Shop Boys (1993) et, surtout, « Highlands » de Dylan lui-même, « telle qu’elle clôt l’album de 1997, Time Out of Mind, qui était vraiment un western, avec ses villes fantômes et son mauvais temps, une œuvre d’art américaine aussi complète et sans compromis que la trilogie de Philip Roth, publiée de 1997 à 2000, composée de Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La tache ». Fameuse référence car si « Like a Rolling Stone » – et « Highlands » dans son prolongement futur – déploie un territoire extirpé de toute réalité nationale, ses racines plongent dans la profondeur ambiguë du territoire américain, terre brûlante et blessée (les émeutes de Watts, 34 morts à Los Angeles, ont lieu durant cet été 1965) des droits civiques et d’un racisme d’Etat quasi-officiel, à l’amorce aussi du bourbier vietnamien. Un monde en état de décomposition avancée où, comme le souligne Marcus, la chanson de Dylan s’avançait comme une dernière chance de raccrocher la nation à l’innocence perdue. Le malentendu sera d’autant plus fort : figé à jamais dans son costume de chanteur contestataire, Dylan n’échappera plus à son étiquette.

 

Pour expliquer l’effet Dylan, force est de revenir aux fondamentaux de son activité : son seul talent d’artiste singulier capable de faire la différence sans conceptualisation superflue. Greil Marcus convoque la très belle interprétation du critique Robert Ray : « le son de la voix de Bob Dylan a plus changé les idées des gens sur le monde que son message politique ». Marcus : si « Like a Rolling Stone » n’était pas un « mur de son », ses couplets n’en étaient pas moins une rivière de son, et son refrain une montagne de son : river deep, mountain high ». En son essai libre et savant, sur un rythme de valse à trois temps, cette énorme aventure américaine à vocation universelle s’érige en moment historique ; une leçon pratique à vocation des chercheurs d’art.

 

Christophe Malléjac

 

Date de publication : 7 octobre 2005

 

  

 

Date de parution : 24 août 2005

 

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