roman

Lucien d’Azay - A la recherche de Sunsiaré

Éditions Gallimard - 391p, 21.38€

[5.0]

 

 

    On n’arrache pas avant longtemps une figure ancrée dans le drame à ce sépulcre de fascination que les vivants lui veulent. Une mort brutale ouvre aux humains des brèches métaphysiques au cœur du quotidien borné qui sertit leurs vies de mille brillances en toc.

 

    Dans les années 50/60 du siècle dernier, la mode n’était pas encore à l’overdose mais – violence plus directe- aux voitures en bouillie. Des bolides coupés sport dont raffolait Morand et toute la néo-caste de Paris rive gauche. Rappel page 51 : ‘Facellia, Ferrari 250 GT, Alfa Romeo Giulietta, Porsche Super 90, Austin Healey 3000, Sunbeam Alpine, Triumph TR4 et Jaguar Type E sont des noms qui font rêver’. Rappel aussi, page 36, de ces accidentés célèbres : Huguenin, Sagan, Camus, Michel Gallimard, Ali Khan, Gérard Saint, Vincent et Gauthier Malraux, Jean Bruce, James Dean. Et Nimier, donc, le 28 septembre 1962 à 23 H 45 sur l’autoroute de l’Ouest. A ses côtés (Conductrice ? Passagère ?) une jeune femme blonde de 27 ans, au nom superbe et ridicule : Sunsiaré de Larcône.

 

    Sunsiaré : Sanskrit qui veut dire soleil levant. Soit le jour et la nuit, vision nocturne, les ténèbres éclairées. Ce patronyme plus ou moins importé est au fond en plein accord avec toute cette mythologie chevaleresque autour de laquelle s’articulait sa vie, son œuvre. La Messagère, son unique roman, paraît quelques jours avant sa mort : concentré d’absolu dans l’air vicié du pouvoir, accents gracquiens sans doute, mais l’essentiel n’est pas là. Plus, sans doute, qu’au théâtre, qu’au cinéma (Laszlo Szabo : ‘Elle était au-delà de l’art de la comédie’) ou que sur l’estrade d’un défilé de mode (apparitions furtives dont d’Azay piste les restes) mais insuffisamment, face au déploiement fastueux de sa singulière existence.

 

    En matière d’existence singulière, il faut d’ailleurs une aptitude minimale, la captation immédiate, par exemple, de ce qui constitue les deux dimensions fondamentales –espace et temps-, leur libre disposition pour soi. Ce à quoi Sunsiaré réplique bien volontiers d’un doigt sur la bouche ; le silence, donnée précieuse dont cette grande bavarde fit un usage stratégique, aux cicatrices encore visibles dans l’esprit des témoins rencontrés par d’Azay, incapables (comme floués) de dire d’où elle sortait – Les Vosges ? L’Algérie ? Paris ?-, ce qu’elle faisait – Comédienne ? Danseuse ? Mannequin ? Ecrivain ?-, qui elle voyait – Tous ces prétendus cousins et autres parrains à l’identité trouble. Toujours en fuite, une longueur d’avance, au présent pour elle seule ou presque, n’abdiquant à ses contemporains qu’une silhouette pointillée.

 

    Voilà pourquoi leurs mots la peignent constamment sous des couleurs d’action : météore, exaltée, insaisissable ou, plus juste, fusée (page 304) avec tout ce que cela suppose de bruit, de feu, de flammes, de déchirure dans le toit du monde, de phallique aussi. Car sa beauté ravageuse faisait tourner les têtes, lui permettait d’assurer son quotidien courant dans une posture mi-pute mi-mystique dont les connotations sociales moralisantes lui étaient indifférentes. A l’écart de l’establishment petit-bourgeois dont elle faisait un instrument à sa botte ; à l’écart aussi de tout ce qui retient, au sens propre du terme – ‘J’aimerais ne plus jamais entendre parler de ta famille’ ‘Je ne veux pas croire que nous sommes déjà entrés dans la phase « homme d’affaire » et femme au foyer’ etc. ; à l’abri, en définitive, d’une certitude invariable qui ne peut appartenir qu’à celui –celle- qui sait : ‘Je suis une proie, mais tout ce qu’elle touche s’effrite ou se brûle, ou grandit, mais jamais en paix (…) Sais-tu comment je finirai ? Jeune de toute façon, très jeune. Je le sens, je le sais, il n’y a pas d’autre issue, je ne refuse rien, justement, j’accepte, inconsciemment, je sais qu’il est inutile d’entreprendre… Depuis toujours, j’ai sur le front la croix des condamnés, une étoile éclatée, comme ma vie. Ce ne sont pas que des mots’. Etoile éclatée : affocato riso de la stella, ce rire embrasé de l’étoile que perçoit Dante au Paradis, juste avant le ciel de Mars.

 

    A la vitesse de la lumière, sa traversée depuis les zones troubles (‘Tu ne sauras jamais ce que j’ai vécu’) jusqu’à l’éclat(ement) de l’étoile laisse peu de place pour la mémoire. Le temps se charge d’abolir les derniers témoignages, les papiers s’envolent, les souvenirs se tordent. Lucien d’Azay vient juste à la bonne heure, peut-être, mais sa quête façon Tintin en imper Modiano (on peut penser aussi au récent Olivia Sturgess de Floc’h et Rivière) laisse une ombre encore immense couvrir les subtilités perçantes de l’intelligence de Sunsiaré.

On regarde les photos ; sous le mensonge naturel afférant à l’image, perce une évidence : ce corps-complice traçant sa voie vitesse grand V tenait sa plénitude à l’automne 62.

 

Christophe Malléjac

 

Date de parution : 23 juin 2005

 

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