roman

Robert McLiam Wilson - Eureka Street    

Éditions10/18  - 544p, 8.50€ - 2004

 

 

 

    En l’espace de trois romans, Robert McLiam Wilson s’est hissé au premier rang de la littérature irlandaise et peut être dorénavant comparé à Colum McCann sans avoir à en rougir. D’origine modeste, il a grandi à Belfast ouest, quartier ouvrier catholique de la ville, avant de s’expatrier pour Londres. Après bien des embûches, il se met à l’écriture et publie son premier roman en 1988 : Ripley Bogle, autobiographie romancée d’un génial cancre arrogant et paresseux qui a érigé le mensonge en art de vivre. Suit en 1996 Eureka Street un roman foisonnant de plus de cinq cents pages où le jeune auteur confirme son approche attendrie et sarcastique pour ses héros.

 

    Le personnage principal du livre est certainement Belfast elle-même, ville déchirée par des années de guerre civile entre catholiques et protestants. En écoutant l’auteur prétendre que « Un roman est comme le plan émotionnel, spirituel d'une ville. Ce sont les écrivains qui créent la ville. Peut-être que ce n'est pas la vérité mais pour moi c'est vrai. », on comprend d’emblée l’importance que McLiam Wilson entend donner à sa ville natale, qu’il compare volontiers comme « la fille la plus laide de la classe [dont lui serait ] le garçon amoureux ».

Eureka Street, rue ouvrière de la ville, est une chronique tendre et emplie d’amour de toute une galerie de personnages. D’ailleurs, nous sommes prévenus dès la première ligne : « Toutes les histoires sont des histoires d’amour. » Pourtant Jake Jackson, narrateur, catholique et beau gosse de trente ans, à qui l’auteur prête le je – en double de fiction ? –, solitaire en proie aux vastes questions existentielles ne paraît pas en connaître beaucoup d’amour, surtout depuis que Sarah l’a quitté il y a six mois pour repartir à Londres. Désabusé, un rien cynique et aisément bagarreur, il est tarabusté entre son chat, ses parents adoptifs, son boulot merdique de récupérateur d’objets impayés chez tous les pauvres de la ville en compagnie d’une paire de parfaits abrutis décérébrés et ses quelques potes avec qui il écluse les pubs en fin de semaine en y draguant pitoyablement les serveuses. Parmi ses copains, se trouve Chuckie Lurgan, seconde figure récurrente du roman. Il est le seul protestant du groupe, gros garçon chauve qui vit chez sa mère Peggy dont la famille est fascinée par la célébrité et la gloire à tout prix. Chuckie va connaître une métamorphose extraordinaire tant provoquée par une fortune rapidement acquise grâce à des magouilles et des affaires tordues et ingénieuses que par une rencontre avec Max, une jolie et franche américaine venue chercher sérénité et calme dans cette Irlande du Nord qui a vu son père, grand ambassadeur de la paix mondiale, mourir sous les balles des terroristes.

 

    Car, en contant la vie de Jake et Chuckie, ainsi que celle de leurs proches et de leur entourage, McLiam Wilson n’oublie jamais sa toile de fond et d’inscrire son récit dans la réalité de ces années de terrorisme et de luttes. Revient en leitmotiv tout au long de l’histoire un sigle peint sur les murs : O.T.G., mystérieux et secret, qui donne lieu à des digressions explicatives de la situation politique de Belfast. Au milieu du livre, l’auteur évoque ainsi un attentat avec son lot de chagrins et de ruptures soudaines pour ces Irlandais « identifiés, anonymes. Présents à la mémoire, oubliés. Ils ont tous fait le grand saut, spécialité des morts… ». Au passage, il faut signaler que lorsqu’il n’est pas à sa table d’écriture, McLiam Wilson qui ne veut surtout pas être « un auteur de contes de fées » réalise des reportages pour la télévision sur la misère, les sans-abri, prouvant son implication dans l’actualité.

Son style n’est jamais ni grandiloquent ni plombant. Au contraire on rit souvent à sa lecture en compagnie de Jake et Chuckie, les deux faces d’une même pièce en quelque sorte, mais aussi de Aoirghe la copine de Max, une mégère étudiante en histoire et très engagée, au nom sonnant comme un éternuement. On s’émeut pas mal en faisant la connaissance de Roche, un gosse battu et paumé, bravache et frondeur qui, sans le vouloir, aidera aussi Jake à grandir.

 

    Eureka Street réunit donc tous les ingrédients d’un excellent livre : d’abord des personnages forts, complexes et pétris de contradictions que la longueur permet de fouiller, ensuite une imagination débordante et jubilatoire, enfin une réflexion subtile et tendre sur ce qui constitue la vie de chacun dans un contexte donné. On est emportés dans ce tourbillon, cette écriture fluide et imagée. Du très grand art, un auteur à découvrir de toute urgence .

 

Patrick Braganti

 

Première parution en 1997 chez Christian Bourgois

 

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