roman

Jean Echenoz - Ravel

Éditions de Minuit - 132p, 12€

[4.0]

 

 

Dix ans dans la vie de Ravel, les dix dernières en déclin progressif, d’une tournée américaine jusqu’aux bordures de la mort. Au plus près du corps de l’artiste, voilà le projet d’Echenoz, pointilleux marquage à la culotte d’un musicien au fait de sa gloire publique, porté en triomphe à travers le monde qu’il semble parcourir d’un œil pourtant blasé, indifférent, neutre. Le récit se déroule en un long plan-séquence ficelé dans la virtuosité, un surf littéraire sur les crêtes du tempo de l’historiographie, alternant les ellipses et les pauses à creuser. Ce positionnement à la fois en-deçà et au-dessus de l’histoire officielle crée la ligne de démarcation de l’œuvre d’avec le genre biographique, lisse la rigueur scolaire de l’exemple américain (biographies exhaustives), cherche dans une logique qui se tient (la vie d’un individu n’est pas réductible à une somme égale de faits mais s’approche plus justement au filtre d’événements ou de moments précis) la voie d’une certaine vérité.

 

Ici, rien ne manque : les contours softs d’un voyage transatlantique, la petite maison biscornue de Montfort-l’Amaury, les salles de concert, les amitiés, rivalités, fidélités, le luxe des détails et les détails du luxe. La reconstitution précise d’un monde définitivement enfoui et d’une époque si loin de nous (2006) était indispensable pour que, depuis ce socle inébranlable, Echenoz n’ait rien à craindre, que toutes les variations lui soient permises. Et s’il choisit de se coltiner la seule masse corporelle d’un Ravel extirpé du temps, c’est obligé : travail d’artiste sur le motif, le seul qui vaille dans une confrontation plus ou moins auto-biographique, geste tendue de l’homme vers l’homme.

 

De cette expérimentation, Echenoz ressort donc un Ravel ravagé, plutôt malheureux, cerné de nuits plombées par l’insomnie et de journées d’ennui. Le monde si bruyant autour de soi paraît un spectacle étrange, un grand cirque auquel il participe sans vraiment se soumettre, étranger partout y compris chez lui, comme si sa vie toute entière tenait à peine dans son corps frêle (« Un mètre soixante et un, quarante-cinq kilogrammes et soixante-seize centimètres de périmètre thoracique, Ravel a le format d’un jockey donc de William Faulkner (…) »). Pianiste maladroit, il se promène sur les scènes d’un monde qui de toutes façons n’y voit rien, acclame celui qui vient pourvu qu’il soit célèbre. L’avancée du temps accentue le décalage et Ravel s’isole malgré lui dans un monde parallèle, sujet à des troubles de la mémoire, incapable d’écrire la moindre note ni même son propre nom. La médecine vacille, hésite, expérimente, finit par le tuer. « Pourquoi est-ce arrivé à moi, dit-il. Pourquoi ? » lui fait souffler Echenoz sur la fin, comme pour trouver une logique à son étonnante trajectoire ; comme si tout cela au fond ne coulait pas source, comme si, pour reprendre les propos du Prince Avigdor Sforno (Immersion d’Alain Fleischer), l’on ne mourrait pas de ce que l’on a vécu.

L’essence d’une vie en quelques pages, écriture sèche, plaisir immense : Ravel est une  vraie biographie à la française.

 

Christophe Malléjac

 

Date de parution : 12 janvier 2006

 

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