« Par une mer basse et tranquille », de Donal Ryan : trois vagues de destins mémorables

Ils s’appellent Farouk, Lampy et John. Leurs histoires de vies forment trois premières parties comme des nouvelles, avant de s’imbriquer magistralement dans la dernière. Et derrière tout ça pointe une autre histoire, celle du 4e roman de Donal Ryan venu d’Irlande, encensé à juste titre par la presse étrangère.

Donal-Ryan
© Anthony Woods

Il y a des histoires dont un homme peut tirer de la gloire, fait dire Donal Ryan à Pop, l’un de ses personnages. Difficile de s’empêcher de penser qu’il sait de quoi il parle. Spécialiste d’histoires de vies irlandaises, distingué dès son premier roman Le cœur qui tourne, Donal Ryan a suscité une vague de critiques dithyrambiques à l’étranger avec son quatrième opus, Jonathan Franzen allant jusqu’à évoquer un livre qui l’a longtemps habité, se demandant si nous ne sommes pas en train de vivre un nouvel âge doré de la littérature.

Par une mer basse et tranquille"Donal Ryan risque pourtant d’étonner ses lecteurs assidus en situant son premier personnage en Syrie. Il le développe dans une prose au rythme lent, à l’image de l’introspection du personnage, Farouk, un médecin syrien prêt pour la traversée de la Méditerranée avec sa femme Martha et sa fille Amira. Plongez un tel personnage plutôt réfléchi dans la démence d’une migration clandestine, ça laissera forcément des traces. Vous obtiendrez des doutes, des réflexions, des questionnements, des projections anxieuses. Une anxiété pouvant même déboucher sur des formes plus graves de troubles psychiques. Un superbe personnage inoubliable, qui continuera d’habiter le roman, le lecteur se demandant comment il le retrouvera en dernière partie.

Le deuxième, Lampy, a les pieds bien ancrés dans son Irlande natale depuis 23 ans, vivant avec sa mère Mam et son grand-père Pop, la tête déboussolée par ses incertitudes familiales. Petit, il ignorait qu’il y avait une différence. Mam était Mam et Pop était Pop. Mari, femme, mère, père, grand-père, fils, fille et petit-fils n’étaient que des mots, et les seuls mots qui se soient jamais concrétisés pour lui étaient Mam et Pop. Mais un jour quelqu’un lui avait expliqué la signification du mot « bâtard ».

Le troisième s’appelle John. S’il y a une figure du mal dans ce roman, elle lui revient sans hésiter. Un comptable qui se dit lobbyiste, ou un financier avide de fric et de puissance, manipulateur pervers, détenteur d’une théorie infaillible pour détruire par des ragots :  […] toute chose a son origine ; rien ne peut venir de rien. Il a pourtant ses blessures intimes lui aussi, et on le retrouve âgé au moment du récit, dans le questionnement, la rédemption et le dégoût de lui-même : N’est-ce pas ma contrition qui compte, mon rejet de moi-même, ma prosternation devant la possibilité d’une miséricorde ?

Trois hommes que rien ne semble relier de prime abord. On pourrait ne pas lire la dernière partie, avec la sensation d’avoir lu le recueil de trois nouvelles, celles d’un auteur inégalable pour nous mettre dans la tête de ses personnages, à fleur de peau de leurs émotions, avide de leur épopée, réussissant à chaque fois à créer le mini page-turner d’une psyché. On pourrait ne pas lire la dernière partie mais ça serait dommage, pour ne pas dire farfelu. En plus d’unifier avec virtuosité les trois destinées, elle fait grimper le livre un étage au-dessus encore, là où il n’en reste plus beaucoup.

Cette dernière partie sonne le réveil des personnages secondaires. Ils s’y révèlent, parfois sous un jour différent, reléguant au second plan les trois premiers. Et c’est ainsi, avec d’autres points de vues, que les liens se tissent, les vérités se disent, l’action se délite, que l’ensemble se cimente, avec un final haletant. Même si derrière tout ça il reste encore une autre histoire, plus difficile à raconter celle-là, concernant l’auteur et sa prose ensorcelante et magique, qui tient en haleine de bout en bout. On a du mal à cerner, à tenir le fil de ce qui fait sa puissance et sa force, pourquoi elle aimante à ce point. L’empathie de Donal Ryan n’y est sûrement pas étrangère, traduite par sa capacité insensée à faire vivre ses personnages dans la tête du lecteur. Et puis son écriture forcément, qui s’adapte aux caractères et aux émotions, à la fois précise et libre dans l’espace comme le temps, capable de s’éloigner des personnages pour nous parler de la lune ou d’une mouette, de Dieu ou des anges, d’un souvenir ou d’un éphémère qui s’achemine dans le décor ou l’action, tout en nous maintenant sur le qui-vive des destinées. Mais peut-être que tout n’est pas définissable. Comme si au fond de tout ça il y avait une petite chose essentielle à ne pas déranger. Une petite chose à la fois inaccessible et omniprésente, qui ressemblerait au souffle perpétuel d’une âme sachant écrire les vies et esquissée dans une voix unique, à écouter car elle nous raconte tout simplement l’humanité, et à travers elle un peu de ce que nous sommes.

Eric Médous

Par une mer basse et tranquille
Roman de Donal Ryan
Traduction : Marie Hermet
Editeur : Albin Michel
256 pages – 21,90 €
Parution : 31 mars 2021