« Pleine terre » de Corinne Royer : la cavale de Jacques Bonhomme

La romancière Corinne Royer s’est inspirée de l’affaire Jérôme Laronze, un agriculteur en cavale suite à des contrôles administratifs, mort en 2017 de trois balles tirées par les gendarmes. Elle construit autour des faits essentiels une histoire poignante, tout en décrivant un malaise paysan effarant, qui interroge la place de l’agriculture dans notre société.

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Portrait © François Giraud

Ce livre est un roman. Seuls les contrôles administratifs ayant poussé à bout Jérôme Laronze, le nombre de jours de sa cavale ainsi que les éléments tragiques du dernier chapitre peuvent être considérés comme des emprunts à la vérité, nous prévient Corine Royer. Pour le reste, il ne s’agit que de construction romanesque. Le personnage principal notamment, pressenti en exergue comme l’homme révolté de Camus, l’homme qui dit non sans être résigné, un homme qui ne renonce pas, animé aussi d’un mouvement de oui. Oui à un autre monde agricole, à une autre vision des exploitations, ancrées dans un bon sens respectueux du cheptel et de l’environnement, libérées de la productivité et son industrialisation.

Pleine Terre - Corinne RoyerVoici notre homme révolté sous le patronyme symbolique de Jacques Bonhomme, étendard de la Grande Jacquerie du 14eme siècle, parangon de la révolte paysanne. Il endosse la silhouette musculeuse d’un Colosse, un type à la carrure impressionnante, large et haute, avec, sur le cou puissant, un visage au regard pierreux, un type que l’on découvre d’entrée en cavale, perdu dans ses pensées, enfermé dehors et vite tenaillé par la faim, habité par la voix de la mystérieuse Constance au ton bienveillant et poétique : Laisse aller tes pensées, Colosse, laisse-les courir librement, donne-leur du lest, […] c’est ça, tu t’élèves, t’es léger comme une plume, Colosse, tu t’élèves si haut que le monde disparaît.

C’est sa cavale de 9 jours qui dictera la structure du livre, 9 jours comme autant de chapitres pour remonter le fil de son histoire, sa vie familiale et amoureuse, les évènements récents liés aux contrôles administratifs, mais aussi pour découvrir un homme et sa culture (Giono, Malaparte, Dumas…), et un homme incarné dans la nature, parfois oppressante : […] il trébucha, se rattrapa à une racine, suspendit sa progression. Il doutait soudain de la réalité du cri. Peut-être n’était-il que l’écho de la fin d’un monde, l’apogée d’une lamentation au terme de laquelle tout redeviendrait silence. Corinne Royer élargit le point de vue avec une voix dans chaque chapitre, pour former un choeur de témoignages éloquents : les proches comme ses soeurs, son voisin Baptiste le paysan plein de bon sens ou son ami Arnaud à moitié vivant, ou plus éloigné comme un fonctionnaire qui exprimera des regrets : Il aurait suffi de si peu. Il aurait suffi, le temps d’un partage que je n’ai pas su accorder, d’accepter la tasse de café offerte par un paysan.

Le contexte extérieur à la cavale est celui d’un monde agricole en plein effondrement, d’une noirceur effarante. L’un des personnages, André Odouard, y tient le funeste registre des âmes en peine, une liste tenue à jour au rythme métronomique du suicide quotidien d’un agriculteur en France, où il décrit les raisons du passage à l’acte, entre une administration aux normes absurdes, l’incitation à une agriculture intensive, l’endettement, la déshumanisation ou la perte du sens. Début 2021, les agriculteurs seraient deux par jour à mettre fin à leur vie, selon Corinne Royer.

Ce livre est un roman… À la silhouette documentaire, à la portée interrogative sur notre société. Mais Pleine terre est surtout un texte ciselé et poignant, qui au final s’élève au dessus des questions de vérité ou de fiction, comme un emblème du malaise paysan ancré dans un fait divers tragique.

Eric Médous

Pleine terre
Roman frnaçais de  Corinne Royer
Editeur : Actes Sud
334 pages – 21,00 €
Parution : 19 Août 2021
ISBN : 978-2-330-15390-8