Dans la continuité de Règne animal, Jean-Baptiste Del Amo explore la violence des hommes. Il suit ici les sillons de sa transmission intergénérationnelle, au sein d’une famille isolée par un père dérivant vers la folie, au coeur d’une nature majestueuse et angoissante.

« Le fils de l’homme », le titre est pourtant explicite, mais de qui s’agit-il vraiment ? Le père actuel dont il sera question, fils d’un homme destructeur retrouvé mort dans la montagne ? Ou bien justement le petit fils, neuf ans dans le roman, double héritier d’un père sur la voie de la folie, lui -même plombé de sa lignée dégénérée ? Une chose paraît certaine, le titre ambigu se tourne déjà vers la copie héréditaire, épaulé par un premier chapitre préhistorique où les scènes de chasse lient père et fils dans le sang et sa transmission symbolique : « Le père plonge ses doigts dans la plaie ouverte au flanc de la chevrette, se relève et barre le front du jeune chasseur d’un trait rouge, vertical ». Un petit rappel sur le naturel de l’homme, situant d’emblée le cadre de ce roman quelque part du côté de l’inéluctable et l’intemporel.
L’impersonnel aussi, devrait-on rajouter. Il n’est en effet pas question de prénoms pour nos personnages, comme pour mieux mythifier l’histoire à venir. Le père revient six ans après dans la ville chercher la mère et le fils, il les embarque dans son Break direction les Roches – une vieille maison « comme une excroissance de la montagne, une hernie de pierre sous la lente et indifférente progression des nuages dans l’azur du ciel » –, après un voyage au sein d’une nature oppressante décrite avec maestria, au vocabulaire musclé et précis sans jamais perdre le lecteur, flirtant même avec la poésie. Pas de prénoms pour nos trois personnages, mais des contours psychologiques aux traits symboliques : la mère intuitive habitée d’ombres dont le choix en déco d’une toile ne nous fera guère douter sur son issue tragique, le père à la violence infuse dérivant vers la folie et sa silhouette déboitée avec « un tas d’os, de nerfs, de protubérances cartilagineuses », et le fils observateur de ce monde adulte à la dérive, échoué de son enfance, bringuebalé entre une mère en souffrance et un père manipulateur. Il apprendra le maniement du révolver hérité du grand-père dans une scène symbolique de transmission, version contemporaine de la trace sanguine issue de la préhistoire. Il faudrait presque évoquer la nature omniprésente comme personnage, le trio familial semblant aller tout droit s’y enfermer avec son périple initial au rythme lent, dans une sorte de confinement au grand air. Une nature éloquente, où nappes de brumes ou de brouillard occultent l’avenir, et peuvent côtoyer une éclipse solaire annonciatrice de la noirceur à venir.
Car tout cela finira mal, l’intuition de la mère ne s’y est pas trompée. On retrouve dans les scènes finales l’indicible dégoût dans lequel « Règne animal » nous avait plongés, avec le talent si particulier de Jean-Baptiste Del Amo à décrire l’immonde dans des scènes engluantes et âpres, troublantes aussi car empreintes de raffinement voire de beauté. Mais autant le lecteur était plongé le nez dans le purin de bout en bout dans la ferme gersoise, choqué et écœuré, autant ici il pourra observer se déployer une histoire à la teneur légendaire et impersonnelle, comme à l’abri derrière une vitrine, sans affect trop envahissant si ce n’est dans le finish, avec encore une fois l’envie d’applaudir pour la virtuosité.
« À mesure que la vallée se resserre, des colosses endormis surgissent face à eux, massifs calcaires aux sommets invisibles, ombres monumentales plus impénétrables que la nuit elle-même ; il semble que le break se précipite vers une infranchissable muraille que seule aurait su élever la main d’un dieu. »
Eric Médous