Roman social, Le ventre des hommes nous fait découvrir la condition des exilés marocains dans les Houillères à partir des années 60. Mais c’est aussi en filigrane le portrait émouvant d’une fille d’un de ces mineurs, Hannah, narratrice au langage libre qui emporte le lecteur.

C’est par une irruption d’hommes en bleu dans une salle de classe que débute ce roman, le lundi 14 novembre 2016. Ils viennent embarquer la maîtresse-narratrice pour le commissariat à la recherche de faits semble-t-il, même si les faits elle ne les a pas. Mais c’est surtout le premier mystère d’un roman qui en déploiera aussitôt un autre : celui d’un père vu par les yeux de sa gamine en 1987, un père exilé du Maroc et qui passe un soir à la télé, au JT. Nous remontons le temps et c’est bien le monde d’Hannah que nous découvrons, future maîtresse, petite tout d’abord Rue Georges Bizet, quelque part dans le Pas-de-Calais, quelque part dans les corons : « Dans la maison des mines, on est tellement les uns sur les autres que la maison des mines n’en peut plus. » Son père est mineur, son père est marocain, son père est exilé. Sa famille est déjà grande pour un si petit poste de télé, deux petites, deux moyens et deux grands. Sa maison repoussera tant bien que mal les murs, surtout pour y accueillir d’autres mystères aux yeux d’Hannah, et aussi d’autres mondes : « Du monde dans le petit salon sans bonbons. Du monde dans le grand salon, dans le couloir. »Le roman traite d’un sujet historique bien sûr, et tout autant délaissé, le lecteur aura vite fait de le comprendre. Les mineurs marocains, recrutés quand on avait besoin d’eux dans les années 60, vite oubliés et invités à rentrer chez eux au moment des fermetures minières. Leur vie leur combat, vues depuis l’enfance d’Hannah tout d’abord, puis le reste de sa vie.
Mais c’est aussi à un personnage d’Hannah en rébellion auquel on aura droit en filigrane. Campé et vivant au possible, il se développe à petites doses, à se demander s’il est pas là aussi le sujet principal en plus du père marocain et son combat à la mine. Son enfance dans les corons au milieu des terrils, une adolescence qui s’en éloigne, des chapitres aux noms d’adresse comme le parcours d’une fille de l’exil chez qui souffle la liberté, autant de points d’ancrage dans une vie à revisiter plus tard, même si elle s’interdit la nostalgie. Et puis le flux, le reflux des sentiments, un fond de colère, à travers lesquels sa silhouette s’affermit par bribes successives : depuis la petite écolière modèle pour répondre aux injonctions parentales d’exilés, l’adolescence un brin insoumise, beaucoup plus tard la découverte des autres mondes possible et du déterminisme social – merci Bourdieu, l’insertion sociale difficile, et son amour de Nils, sa rébellion d’enseignante, sa passion des livres pour s’agrandir des vies qu’elle n’a pas eues.
Il y est aussi question de langue, omniprésente. La langue de Samira El Ayachi comme vecteur du roman tout d’abord, vive et alerte, libre et évolutive, à coups de phrases le plus souvent courtes et incisives au début pour finir longues et déployées, comme nourries de lyrisme, au bord de la nostalgie même si le plus souvent imagée. Une langue qui emporte tout et secoue le lecteur de bout en bout. Mais elle est aussi sujet du roman, très vite conscientisée par Hannah dans les corons au milieu de polonais, italiens ou maghrébins : «Autour de moi chacun parle et gesticule ses langues. Moi aussi je parle la mienne ». Elle apparaitra aussi dans les expressions de la famille exilée, ou dans un enregistrement sonore du père.
On s’accommodera d’une narration qui semble erratique, d’un sujet à l’autre, de l’exploitation des immigrés discriminés dans les mines à l’éducation en passant par les attentats ou les transfuges de classe, même si tout est plus ou moins lié dans le fond, comme s’il y avait eu quelque chose en héritage d’un père à sa fille : « J’en ai pas dormi de la nuit. La nuit me rejetait. Me faisait tourner dans le vide. Est-ce dans ce vide-là que tournait mon père lorsqu’il a pris la parole, il y a ce qui semble une éternité ? Est-ce dans ce vide-là que ce jeune travailleur immigré a dit « Je demande mes droits à la France »… ? »
Eric Médous