« Double aveugle » d’Edward St Aubyn : un roman exigeant, un roman excellent.

Dense, recherché, drôle… Les adjectifs ne manquent pas pour ce roman. Construit autour de la destinée d’un quatuor coloré, il s’invite dans une science multiforme tout comme la psychanalyse ou la religion, au gré d’une narration raffinée, sous les griffes d’une ironie affûtée.

Edward St Aubyn
© Grasset

Difficile de réduire ce roman à une intrigue, il semblerait plus judicieux d’évoquer son univers. Celui de destins de trentenaires entremêlés autour de quatre personnages principaux, dans un décor à géographie variable entre les États-Unis et l’Angleterre, en passant par la Côte d’Azur. Un milieu dense et bouillonnant, en équilibre instable sur le fil ténu d’une raison portée par divers courants scientifiques, oscillant entre comédie et drame, parfois proche de basculer dans le précipice du délire sous les coups de boutoir d’une ironie acérée.

double-aveugleIl y a Hunter Sterling le milliardaire tonitruant, investisseur frénétique dans les biotechnologies, pour qui « sa peur de l’infarctus, de la psychose et des autres notes de bas de page dissuasives de son mode de vie gargantuesque semblait bien triviale, comparée à l’effroi que lui inspirait l’idée de faire quoi que ce soit d’ordinaire ».
Il y a Francis le naturaliste sur qui s’ouvre ce roman, payé à remettre en état d’ensauvagement les terres d’un cottage d’Howorth. Sérieux, trop peut-être, capable de se perdre tout seul dans des débats imaginaires sur la conscience pendant qu’il inspecte et recense son« flot de régénération »
Et puis Olivia l’autrice d’un livre sur l’épigénétique, en couple à l’histoire toute fraîche avec Francis, se demandant en chemin vers lui comment « pénétrer dans la subjectivité d’autrui », elle qui d’ordinaire « sentait souvent des connexions éphémères surgir fugacement entre son esprit et celui d’autrui, mais rare était la tentation de transformer ces arcs-en-ciel en des ponts plus durables ».
Sa meilleure amie Lucy apporte une touche dramatique avec sa tumeur au cerveau récemment décelée suite à des « crises motrices focales », alors qu’elle vient juste d’être embauchée par Hunter, « impressionné par son background scientifique », pour diriger et booster Digitas,« société de capital-risque spécialisée dans le numérique, les nouvelles technologies et la recherche scientifique ».

Il y en a d’autres bien entendu, on pourra citer les parents d’Olivia dont le père psychanalyste est adepte de débats sur les questions de la schizophrénie et la génétique. Ou encore Saul Brokosh le détenteur de Mainwaves et ses casques du bonheur, « occupé à scanner les cerveaux de patients plongés dans divers états d’esprit censément désirables, afin de les reconstituer chez d’autres volontaires au moyen d’une stimulation magnétique transcrânienne », mais occupé aussi à snifer de la coke avec Hunter sur ses cadres de portraits présidentiels. Ou encore le père Guido apportant la touche religieuse à tout ce monde coloré. Une religion elle aussi impliquée dans la science et la reproduction cérébrale avec le Capo Santo, issu du Très-Saint Fra Domenico aux «zones du cerveau liées au traitement du langage »sidérantes, dues à son ascèse et ses connexions mystiques.

On le voit, les champs explorés par ce roman sont légion, leur variété compose un panel hétéroclite pour un roman riche, d’autant plus ambitieux que les réflexions ou pensées à l’avenant sont souvent de haut vol, voire sibyllines. Elles peuvent parfois s’empêtrer dans des neurones emberlificotées ou carrément droguées, le rire à l’affût comme une soupape de respiration pour le lecteur. Mais le créateur du personnage de Patrick Melrose s’est surtout appuyé cette fois sur un quatuor parfaitement incarné pour assurer la voûte de son édifice élaboré. C’est aussi l’évolution de leurs destinées sur une courte période qui suscitera l’intérêt chez le lecteur, des destins entremêlés et brassés dans une narration maîtrisée sans paraître contrôlée, au gré naturel des rencontres ou des évènements.

« Salut Saul, je sais qu’il est tard, mais je m’interroge sur certaines choses et j’aimerais que tu éclaircisses ça pour moi […] l’acier peut tomber dans l’espace, mais pas l’inverse, d’accord ? Donc, ce que je veux savoir, ce que j’ai besoin de savoir, c’est ceci : quand ils ont posé cette table en acier dans cette pièce, qu’est-il arrivé à l’espace qui se trouvait dans l’espace qu’occupe désormais la table ? Je veux dire… » Hunter s’interrompit brusquement.

« Saul ? Saul ? J’ai des crampes partout. Ça m’arrive quelquefois. Saul ? Putain. Saul ? »

Eric Médous

Double aveugle
Roman de Edward St Aubyn
Traduit de l’anglais par David Fauquemberg
Editeur : Grasset
384 pages – 24,00 €
Parution : 20 Octobre 2021
ISBN : 9782246827429