Le dernier roman de l’auteur islandais Jon Kalman Stefansson est peut-être son plus ambitieux. S’il confirme dans l’histoire de cette famille du fin fond des fjords de l’Ouest ses talents de conteur, il s’affirme aussi en dynamiteur des codes de la saga usuelle, dans un récit débridé et audacieux.

C’est sur une ambiance trouble, onirique presque que s’ouvre ce roman dans une église. Un homme ne sait plus qui il est ni ce qu’il fait là, absent à lui-même et sa mémoire, un amnésique comme sorti des ténèbres, reconnu pourtant par ses pairs. Mais c’est bien avant que tout commence dans les faits, apprendra-t-on beaucoup plus tard : « Tout cela est arrivé parce qu’il y a 120 ans, le révérend Pétur et la fermière Gudridur sont allés à cheval jusqu’à la bourgade de Stykkkissholmur […] ». Entre les deux, un enchevêtrement d’histoires comme sait si bien les conter Jon Kalman Stefansson, teintées de poésie et de lyrisme, sous tension de condition humaine, où il y sera essentiellement question d’amour, de sentiments et de sexe, et « de ceux qui osent tout quitter et laisser derrière eux pour un seul regard, et qui permettent à la vie de ne pas se figer ». De choix et de trahison aussi, « parce que l’amour a pour chaperon le malheur, et que la trahison est assise à ses côtés sur le même banc de nage ». Le tout sur fond d’univers déviés de leur course, de cosmos ou de comètes, de fjords.
Mais il y sera aussi question de lombric, « ce poète discret oeuvrant dans la nuit de la glèbe», dont la connaissance aiguë par l’ancêtre de la famille lui permettra d’entrevoir d’autres horizons.
Il y sera question de lettres écrites à Holderlin pourtant déjà mort, de Zola ou encore de musique et de chansons rock en rythmique contemporaine.
il y sera souvent question de vie et de mort, de la camarde familière de ces lieux où « les gens passent leur temps à mourir ».
De Gudridur la bisaïeule à Eirikur « né avec un trou noir dans l’âme », la mosaïque se constituera peu à peu, comme si elle s’extirpait du trouble des ténèbres pour se révéler à la lumière d’un univers foisonnant et créatif.
Mais tout cela ne surprendra peut-être pas le lecteur habitué à Jon Kalman Stefansson.
Ce qui risque de le surprendre, c’est l’enchaînement débridé des faits tout au long du roman, transcendant les univers, d’un personnage l’autre, entrecoupant les histoires et les époques. JKS fait exploser les codes traditionnels de la saga, le plus souvent chronologique et à la narration omnisciente. Mais rappelez-vous l’entrée du roman dans cette église. Il y avait un homme, amnésique. « Je suis peut-être simplement mort » annonce-t-il dès la troisième page. À vrai dire il y en avait un autre dans le fond de l’église, pris pour le démon par notre amnésique dans un premier temps, à qui il demandera s’il est le pasteur. « Serais-je chauffeur de bus si j’étais à côté d’un autocar, médecin si cet endroit était un hôpital, malfrat ou banquier si nous nous croisions dans une banque ? ». On pourra déjà penser à un cousin éloigné (ou pas) de Woland dans Le Maitre et Marguerite, cité par ailleurs dans le roman. Avant d’en savoir peut-être un peu plus.
Jon Kalman Stefansson écrit encore un superbe roman, ample et ambitieux, parfois déroutant, mais aussi envoûtant et par moments jubilatoire. « Asta », son précédent (écrit), questionnait déjà la mémoire et sa reconstitution par l’entremise d’un homme victime d’un accident, aux prises avec ses souvenirs. Ici l’auteur islandais se renouvelle en abordant la mémoire transgénérationnelle de façon audacieuse, pour le plus grand plaisir du lecteur.
Eric Médous