Oubliée de la culture scolaire entre la deuxième et celle d’Algérie, la guerre d’Indochine n’en a pas moins duré. Eric Vuillard nous fait visiter ses coulisses dans une succession de séquences à la saveur éloquente, à l’arrière-goût de honte, dans un récit savamment construit.

« Une sortie honorable » : le titre interpelle, avec sa teinte de mépris envers le peuple assujetti. Comment sortir la tête haute de cette sale guerre embourbée en Indochine, « épicentre de quelque chose, une angoisse, un désir aphasique, silencieux, avare ». Ici les choses sont claires d’entrée, on se fout royalement des pertes humaines, surtout locales. Il s’agira avant tout de « relancer la guerre pour en finir et reconquérir l’Indochine pour la quitter». Il y aura bien en 1950 Mendès-France pour évoquer une sortie par la négociation de cette guerre trop onéreuse, vite balayée dans l’Assemblée par un vent d’indignation dans une analogie funeste, car « la capitulation, c’est toujours Munich ou Vichy, lieu commun de la rhétorique de tribune ».
C’est aussi et surtout à une galerie de portraits sans concession à laquelle on aura droit au long de ce court récit, un festival de piques mordantes envers les caciques du pouvoir de l’époque. Hommes politiques, militaires ou banquiers, de Maurice Viollette à De Lattre de Tassigny en passant par Henri Navarre et Marie Ferdinand de la Croix de Castries mais aussi Emile Minost, tous ne sont pas connus, mais tous seront épinglés par la verve ironique d’Éric Vuillard. Même s’il faut toutefois les nuancer : « si les militaires avaient bel et bien pratiqué la torture, le bombardement des civils, l’emprisonnement arbitraire, si les parlementaires avaient encouragé la guerre, adoptant à la tribune le ton des grandes heures, en revanche, les administrateurs de la banque n’avaient officiellement rien dit. » On apprendra sans réelle surprise à la toute fin qui touchera le jackpot.
Sans se perdre dans le détail historique, Eric Vuillard construit son récit en ciblant les évènements parlants, dans des chapitres plutôt courts sans lien forcément apparent entre eux, même si le puzzle indochinois se révèlera au final avec maestria. Ses sources documentées et variées s’intéressent à des éléments factuels d’époque, mais aussi aux « éléments du langage » comme pour le titre, ou par exemple le lexique à connaître pour ce guide touristique de l’époque : « va chercher un pousse, va vite, va doucement, …relève la capote, conduis-moi à la banque, chez un bijoutier,…. ». Des éléments de langage restitués dans son langage à lui, acerbe et corrosif, précis. Ça étrille et ça dézingue, les mots y sont comme des coups de poignard dans la cuirasse de la IVème République. Mais il y a aussi le rire qui peut surgir à l’improviste chez le lecteur. De Lattre de Tassigny invité à « Meet the Press », émission politique de la NBC, ou encore Henri Navarre tourmenté d’avoir mal appris « ses leçons à l’école de guerre », en révisant son Jomini après une cuisante défaite…
Le Goncourt avait consacré « L’ordre du jour », récit sur l’Anschluss. Ici le lecteur reconnaîtra la manière singulière d’Eric Vuillard dans ce nouveau récit historique aux mots punchy et corrosifs, au ton caustique, au phrasé virtuose et la construction habile. À la différence que cette sortie honorable a été organisée pas loin de chez nous, il y a moins d’un siècle. Un récit historique et politique… qui vient à point nommé ?
Eric Médous