Ce premier roman d’une américaine de 19 ans a fait parler de lui Outre-Atlantique, tant sa maîtrise fascine. Il nous plonge dans le récit de Kiara, inspiré du réel et ancré dans les violences policières envers les femmes afro-américaines. Et c’est puissant, sensible, émouvant.

Il n’y a pas vraiment d’adultes dans l’univers proche de Kiara, au début de son récit. D’adultes responsables du moins, prêts à prendre en charge ses 17 ans et son entrée future dans la vie active d’une afro-américaine d’East Oakland. Kiara nous fait ainsi découvrir « un cadre vide dans lequel se trouvait autrefois la photo de maman », nous parle d’un père et sa « mort rapide qu’on a trouvée particulièrement lente » , d’Alè son amie « qui a toujours eu des rêves immenses et une petite vie », avec qui elle s’invite tous les deux mois à un enterrement pour se goinfrer et piquer des fringues. Et puis une voisine toxico avec son fils Trévor aussi, et le frère aîné de Kiara, Marcus, qui préfère le micro des studios plutôt que d’affronter la ville, qui avait pourtant juré de devenir l’adulte de la maison quand la mère était sortie de son cadre. Mais Oncle Ty a sorti un album de rap entre temps, alors Marcus rêve de lui emboîter le pas. L’adulte prête à prendre en charge l’augmentation du loyer au Régal-Hi avec sa piscine pleine de crottes, ça serait plutôt Kiara finalement, les 18 ans approchent, et il est temps de trouver un job pour s’en sortir.
Il n’y avait pas vraiment d’adultes mais c’était peut-être mieux ainsi, se dira-t-on plus tard. Ceux qui s’approchent ne sentent pas bon la confiance, même s’ils en portent parfois la panoplie. Une visite dans un bar où l’ex de Marcus lui fait espérer un job mais l’imbibe de verres à la place, et voilà Kiara bientôt prête à la funeste décision par l’entremise des œillades insistantes de Cravate à Pois : « J’ai un corps et une famille qui a besoin de moi, alors je me suis résignée à faire ce qu’il faut pour nous garder ensemble : je suis allée retrouver la rue et tout son bleu.»
Si le présent de Kiara s’organisera ainsi au gré de ses virées nocturnes, on remontera aussi dans le détail l’histoire de la petite famille, avec des fulgurances dramatiques et poignantes, saisissantes d’effroi ou d’émotion, entrecoupées de parenthèses de tendresse avec Trevor, dans un cocon aménagé sous menace d’expulsion. Jusqu’au final, bouleversant, le lecteur lancé à toute berzingue dans une histoire prenante, inscrite dans « l’invisibilité » des violences policières envers les femmes afro-américaines.
Leila Mottley nous dit s’être inspirée d’un scandale policier à Oakland, quand elle avait 15 ans. Elle s’est attelée à l’écriture de ce roman deux ans plus tard, sous la forme du récit d’une victime fictive, Kiara. Il ne fait guère de doute qu’elle a trouvé (et habité) sa narratrice, on est sous emprise de bout en bout par le récit plein de justesse et de singularité de Kiara. Un récit sensible porté par la voix de ceux qui sont devenus « trop grands pour eux-mêmes », émaillé d’éclats de poésie à la fraîcheur adolescente, des éclats lumineux comme des refuges illusoires au monde hostile des grands, comme des nuages d’évasion face aux responsabilités déjà trop lourdes. Une voix qui tutoie les grands personnages de roman aussi, à la fois unique et typique, dont on se souvient, qui trace son sillon avec un souffle, un ton et la singularité d’une âme certes en souffrance mais aussi juste et profonde, sans être misérabiliste.
On pourra se demander si la voie de la jeune romancière – déjà primée encore plus jeune pour sa poésie, aujourd’hui la plus précoce sélectionnée de l’histoire du Booker Price (en cours) – est toute tracée vers celle des grandes, tant ce roman fascine par sa puissance et sa maîtrise. En attendant, on pourra toujours parier qu’il va faire aussi parler de lui de ce côté-ci de l’Atlantique, lors de la rentrée littéraire française.
« Et se laisser attraper par la rue, ça revient à organiser son propre enterrement. Moi je voulais des lampadaires étincelants et quelques billets au réveil, pas les allées sombres, pas les sirènes. Mais voilà. On finit toujours par se retrouver en plein jour, pile au moment où on s’y attend le moins. La nuit rampe jusqu’à moi quand le soleil est là. »
Eric Médous