« Le fils errant » de Gilles Leroy : retour à la ferme

L’auteur Goncourisé en 2004 avec Alabama Song suit les traces de Yanis de la cité de Dreux, de retour à 17 ans à la ferme où il a déjà séjourné durant quelques étés. Entre tendresse et inquiétude, la prose sensible de Gilles Leroy nous emporte dans ce très beau roman initiatique.

© Stéphane Haskell

En guise d’accueil, on peut faire mieux pour un revenant à la ferme estivale de son enfance. Les indices étaient pourtant là pour le lecteur, avec ce « Bonne chance » lancé l’air de rien par le chauffeur de bus, qui a déposé Yanis à la croisée de la départementale et d’un long chemin avec son « carré bleu VOIE SANS ISSUE ». Trois kilomètres de chemin bitumé à parcourir seul pour Yanis, avec le souvenir de Soraya à ses côtés quelques années plus tôt, où elle l’enjoignait à se méfier des vipères. On pourra plus tard se demander de quelles vipères elle parlait, même si à l’accueil il y aura surtout Maupu, un mâle trapu « tout d’un bloc » avec « un air mauvais de phacochère ou de buffle », et « des mandibules qui saillaient comme les mâchoires d’un piège ». Seule la Maupu, Suzanne, semble heureuse de revoir Yanis et ses longs cheveux bouclés, auréolé d’un bac et d’un avenir prometteur dans les études, hypokhâgne en vue. Mais la bise entre eux deux sera là aussi maladroite, un entrechoc de pommettes plutôt qu’un coussin de baisers dans les fossettes. Bienvenue à la ferme de Pisseloup.

Il y aura quand même de la joie dans ce retour, sous la forme de la queue frétillante d’un « chien bâtard qui se rêve jaguar » à l’oreille de qui Yanis pourra murmurer : « Toi ou moi, c’est du pareil au même. On est kif-kif, mon ami ». Et puis il y aura aussi dans cette ferme où « tant de monde grouillait et grenouillait autour des récoltes, les journaliers, les saisonniers, les ouvriers à demeure… », où les moissons effaçaient Yanis « comme les blés du paysage », il y aura aussi dans cette ferme où on arrosait le silence la présence d’un autre animal, « un animal en alerte perpétuelle» : Adam, l’américain.

L’auteur de la trilogie américaine tire ici un trait d’union entre le pays de Nina Simone et Zelda Fitzgérald, et ses thèmes de prédilection dans ses romans précédents : la quête d’une identité familiale ou sexuelle, la disparition précoce de tuteurs. Ici sa prose installe le lecteur dans le confort d’un romancier confirmé, au fil d’une écriture élégante et sensible, ondoyante de liberté entre passé et présent, pour dévoiler peu à peu les pans de mémoire familiale et les éléments de construction identitaire pour Yanis. Un très beau roman initiatique empreint d’une ambiance inquiète, oscillant entre palpitation dans la sensualité des corps, et violence, le plus souvent latente.

« Je retiens mon souffle et tout le vivant se tait avec moi. Les vaches aux pis enflés ont cessé de mugir sous la piqûre des taons, les hirondelles vissées aux câbles semblent peintes sur fond bleu, même le chien est muet, qui halète en silence sur le carrelage et cligne des yeux en m’implorant, comme si je pouvais faire autre chose que prendre en patience le mal que j’ai au cœur et cette inquiétude que je lui transmets: je voudrais que ça chante, je voudrais une kermesse, des clairons et des oliphants pour fêter le retour du chevalier yankee sur son char John Deere vert et jaune. »

Eric Médous

Titre : Le fils errant
Roman français de Gilles Leroy
Editeur : Mercure de France
240 pages – 20,50 €
Parution : 5 janvier 2023