Anthony Veasna So publie un premier livre, après son décès par overdose. Neuf nouvelles qui nous parlent d’une communauté aux stigmates génocidaires, d’une jeunesse et sa tradition cambodgienne, entre liberté à conquérir et tendresse vers le passé, sur fond de sexe et de liberté.

Il sera question de Cambodge dans ses histoires venues des États-Unis. Des nouvelles sensibles sur une communauté, qui nous plongent dans un « univers américano-khmer». Les échoppes y sont omniprésentes, surtout au début, sources de revenus ou d’angoisses, comme si les voies du commerce et de l’alimentation étaient les seules possibles pour ces immigrés qui « conservent surtout leur cambodgitude via la nourriture. » On pourra ainsi croiser un homme qui s’attable, commande sans consommer dans le commerce tenu par trois femmes seules, la mère et ses deux filles. On croisera la femme du docteur Heng toujours présente dans le garage du père, proche de péricliter depuis le vol d’un pick-up. On croisera aussi Superking Son, entraîneur de badminton enchaîné à son magasin de fruits épineux. On croisera toujours un narrateur, qu’il se présente ou pas, en ombre portée de l’auteur ou en simple observateur de ses compatriotes : « L’été d’après la fac, je me suis senti vraiment con, mais à ma décharge c’était vraiment ça que faisaient les hommes du Cambodge. Réparer des bagnoles, vendre des beignets, ou s’inscrire au chômage. »
Il sera peut-être finalement question d’une Amérique de la marge, celle d’une communauté pas encore tout à fait américanisée, qui vit encore dans le souvenir de traumas et le présent de traditions pas complètement libérés, à l’image de ces « nems ouvrant des portes qui nous ramènent à la mère patrie, mais seulement dans nos bouches, jusqu’à ce qu’ils se désintègrent sous l’effet de la salive et disparaissent dans notre oesophage ». Pol Pot et les khmers rouges seront bien plus présents dans les esprits par ici qu’un Trump ou un Obama. Ça se passe pourtant bien aux États-Unis, à Stockton, dans une Californie peu connue sous cet angle de jeunes américano-khmers.
Il sera ainsi question de jeunesse cambodgienne dans ces nouvelles, une jeunesse médusée et attendrie par la tradition des parents, leur religion, les wat et les moines, la multitude de bouddhas qui se retrouvent partout où ça avait du sens, une jeunesse tiraillée par le poids des traditions, en observatrice des « lois faussement bouddhistes de la rétribution karmique ». Mais une jeunesse qui tente de s’émanciper, d’affirmer ses inclinaisons et de transgresser. Le recueil se construit par des histoires qui se détachent peu à peu des origines, où le langage y deviendra trash pour décrire le sexe et la drogue, empreint de name-dropping par moments, inscrit dans le présent LGBT et la modernité.
Mais il sera surtout question de littérature en filigrane de ces tranches de vies, aux fins souvent ouvertes comme dans une recherche de sens, à l’instar d’Achab présent dans une nouvelle. Dans la lignée proche d’un Ocean Vuong et son récent « Un bref instant de splendeur », Anthony Veasna So inscrit son recueil dans une mouvance littéraire de descendants d’immigrés asiatiques aux États-Unis. Et ça fleure bon la littérature, celle des cris intérieurs, de la détresse et de la fougue teintée d’humour, avec la petite musique d’une prose qui ondoie entre trash et douceur, dans le présent d’une vie à construire et un passé à défaire, dans la veine littéraire d’un écrivain qui vous embarque dans son univers.
Nous aurions pu être des princes est le titre d’une de ces nouvelles. Nous ne saurons jamais ce qu’aurait pu devenir Anthony Veasna So, mais nous ne douterons pas après cette lecture qu’il fut un écrivain, singulier et remarquable, inscrit pour toujours dans la grande tradition américaine d’auteurs, quelque part entre un John Fante pour l’immigration, et un Henry Miller pour la liberté sexuelle.
« Voila où j’en étais ! Habitant dans un quartier qui évoquait l’écho d’un San Francisco défunt. Gay, cambodgien, et même pas vingt-six ans, portant dans mon corps les stigmates de la guerre, du génocide, du colonialisme. Et pourtant, ma tâche consistait à enseigner à des jeunes de dix ans de moins que moi, évoluant de l’autre côté d’une différence océanique, ce que cela signifie d’être humain. Comme c’est absurde, me suis-je avoué. Foutrement comique. Et j’avais hâte, en fait. »
Eric Médous