« Mécano » de Mattia Filice : la poésie du ballast

Mattia Filice fait défiler ses pensées et ses anecdotes sur la rythmique de lignes agencées en prose de vers libres pour son premier roman. On pense à Joseph Ponthus, avant de se laisser embarquer par la petite musique épique qui se dégage de son monde du rail, et du travail.

Mattia-Filice-2023
© Hélène Bamberger/P.O.L

Premier roman de Mattia Filice, « Mécano » nous plonge dans l’univers des cheminots à l’ère contemporaine de la technologie et de la vitesse insensée, où la pression de quelques phalanges sur quelques manettes suffit à faire serpenter au kilomètre-heure près des monstres métalliques de 460 tonnes lancés à toute berzingue sur les caténaires de l’électricité. Un univers du rail familier de nos paysages transfigurés, plus sûrement méconnu une fois à l’intérieur des cabines.
Il faut dire que cet espace de trois mètres carrés des vitesses folles est singulier, la vie professionnelle y bat d’un cœur déshumanisé, isolé des voyageurs et du reste du monde. Mais elle se réchauffe au dehors par la solidarité et l’amitié complice des chevaliers du rail, sur lesquelles le roman s’appuiera pour construire en arrière-plan fragmenté les personnages et les intrigues, sur un mode aventureux.

mecano-couvC’est sur le tempo de lignes et d’une prose en vers libres que Mattia Filice a choisi d’écrire son histoire aux accents autobiographiques – avant une prose classique de plus en plus présente sur le final, comme pour figurer une adaptation de son narrateur à cet univers du rail. On pense forcément au regretté Joseph Ponthus, bien qu’il se dégage de ces lignes une forme de poésie autant voire plus qu’une aliénation de l’esclavagisme moderne, dans un voyage des mots et des sigles. Mais il sera aussi question d’un monde du travail où la pénibilité des cheminots se convoque autant en termes physiques que sur le psychisme morcelé de vies expatriées du cocon familial, désorientés par ces lignes de rails interminables menant à grande vitesse vers le nulle part de gares indistinctes, quand ce n’est pas vers des drames.

Mattia Filice est lui-même conducteur de train, il élabore un premier roman à la saveur résolument moderne par la voix d’un narrateur débarqué dans « l’Entreprise » un peu par hasard, depuis sa formation en passant par sa professionnalisation et ses piquets de grève, en s’appuyant sur ses pensées, ses rêveries comme ses cauchemars, son aliénation et ses collègues. Un roman « à la ligne » qui peut faire dérailler le lecteur par ses références techniques mais qui file inlassablement un univers métallique et épique, avec en filigrane une forme surprenante de poésie du ballast.

« Projectionniste d’un cinéma sans spectateur
je suis un licencié en sursis
Sur un quai de correspondance
d’un train en total désheurement
je vais
en simple voyageur
questionner les contrôleurs
À cause des intempéries
le conducteur est sur un autre train en retard
une vague orageuse envahit alors le sud du pays
Puis l’un d’eux me demande
Tu veux conduire le train ?
Ce n’est qu’à cet instant que j’associe
ce serpent métallique à un humain
c’est le déclic fait de bric et de broc
du voyage sur la toile au travelling permanent »

Eric Médous

Mécano
Roman français de Mattia Filice
Editeur : P.O.L
365 pages – 22 €
Date de parution : Janvier 2023