cinéma

Les Amitiés maléfiques d’Emmanuel Bourdieu

[5.0]

 

 

Un amphithéâtre comme une arène : au milieu, en bas des gradins, un prof pérore d’une voix affectée et provoque grâce à ses bons mots les quolibets de ses élèves à l’arrivée d’Alexandre, encombré de sa lourde valise, manifestement tout droit sorti du train et d’une lointaine province pour venir poursuivre ses études dans la prestigieuse université René Descartes. Alors qu’Alexandre tente de passer inaperçu, un autre élève, André Morney – patronyme qui ne doit rien au hasard – prend la place du prof pour un exposé exalté et érudit sur le besoin d’écrire. De suite, André suscite l’intérêt et la fascination. Autour de lui gravitent bientôt et entre autres Alexandre l’apprenti comédien en théâtre, Eloi, fils d’une romancière qui traverse une mauvaise passe.

André est le despote éclairé au milieu d’un groupe influencé par ses paroles et ses oukases définitifs – ce qu’il faut lire, comment boire son café et quelques citations d’écrivains illustres. Le timide Alexandre et le réservé Eloi subissent sans récriminer l’influence morbide d’André, mythomane potentiel, manipulateur sans vergogne de son entourage. Alors qu’il se révèle rapidement un menteur stérile, cantonné dans un discours répétitif, Alexandre et Eloi progressent avec succès dans leur discipline respective : le premier est admis au Conservatoire, le second, à cause de l’entremise d’une mère passablement déphasée, voit son manuscrit édité.

 

Pour son second film, le scénariste attitré d’Arnaud Desplechin se situe dans un microcosme particulier : celui des étudiants en sciences littéraires, vaguement artistes intello. Et analyse les relations troubles et perverses de domination qui s’exercent entre de jeunes hommes au sortir de l’adolescence, dans une période riche en rencontres fondatrices. D’ailleurs, Emmanuel Bourdieu laisse subsister le doute quant aux motivations d’André : volonté avérée, malaise existentiel inconscient, tremplin nécessaire pour transformer les velléités de ses camarades en agissements productifs ? Sans doute, un peu des trois. Certes, pour le spectateur adulte, l’acceptation sans riposte et sans interrogations d’Alexandre et Eloi paraîtra surprenante de la part de jeunes hommes si doués pour le raisonnement et les lettres. Mais André distribue coups symboliques et caresses, rebuffades et compliments en tacticien vampire.

 

Pour mettre en scène ses personnages qui se cherchent dans l’univers très balisé de la vie estudiantine (rédaction de mémoire, obtention de maîtrise et vie sociale), Emmanuel Bourdieu filme de manière trouble et floue, souvent de nuit ou en éclairage artificiel comme illustrations idoines de leurs états d’âmes.

Aucun d’eux n’est encore très net, aucun n’a encore la moindre idée de son destin et le charismatique André, par sa violence et son emprise, agit comme un révélateur qui va insuffler un sens à la vie incertaine de ses condisciples, réclamant en contrepartie leur dévotion qui est pour lui une raison d’exister. La réussite d’Alexandre et surtout d’Eloi illustrée par la séance de la lecture et de la signature de son premier ouvrage signe t-elle en définitive l’inutilité, sinon la disparition d’André, parti se trouver un nouveau et incongru groupe ?

A côté des étudiants en devenir, les adultes installés ne sont guère reluisants : Mortier est un prof condescendant et volontiers méprisant, prêt à la compromission devant le premier signe de violence. Et la mère d’Eloi offre une image délétère d’un écrivain revanchard et blessé dans son orgueil, n’ayant aucun scrupule à faire de son fils l’arme de sa reconquête.

 

Les Amitiés maléfiques contient en son titre la noirceur et le pessimisme de sa résolution. En digne fils de son père – le sociologue Pierre Bourdieu – Emmanuel, lui-même normalien et docteur en philosophie, interroge les codes et l’habitus de ses héros, dont Eloi est à cet égard le héraut manifeste.

Très écrit et brillant, mais jamais rébarbatif ni sombrant dans l’intellectualisme chiant et caricatural, Les Amitiés maléfiques séduit par son intelligence et sa fougue.

 

Patrick Braganti

 

Drame français – 1 h 40 – Sortie le 27 Septembre 2006

Avec Thibault Vinçon, Malik Zidi, Alexandre Steiger, Dominique Blanc, Jacques Bonnaffé, Natacha Régnier