cinéma

Bamako de Abderrahmane Sissako

[3.5]

 

 

Il est des films que l’on voudrait porter au pinacle, défendre toutes griffes dehors tant leur propos nous touche et nous émeuve, d’autant plus s’il se double de l’invention d’une forme cinématographique ayant tout lieu de réjouir le cinéphile exigeant, mais néanmoins curieux de la marche du monde. On se disait ainsi que le dernier film du cinéaste mauritanien de En attendant le bonheur (2002) pourrait bien parvenir à synthétiser la forme et le fond en proposant une œuvre inédite et audacieuse. L’appréciation est au final plus mitigée, qui oscille entre déception et regrets, même si Bamako demeure un film intéressant à plus d’un titre.

 

Le fond ? C’est en gros le clivage Nord-Sud, la situation de l’Afrique vue comme un espace d’injustices, mise à mal par le rôle destructeur des institutions internationales : Banque mondiale et Fonds monétaire international. Celles-ci par la mise en place d’une politique d’ajustements structurels d’inspiration très libérale, ont ainsi contribué au démantèlement des services publics, à la suppression des subventions accordées par les Etats et aux licenciements de nombreux fonctionnaires. Dans le même temps, les populations des pays placés sous ajustement structurel se sont de plus en plus paupérisées, au détriment des conditions sanitaires et éducatives.

 

La forme ? Un procès imaginé entre les représentants et leurs avocats des grands organismes planétaires et les témoins et victimes des politiques menées. Là où réside l’inventivité de Bamako, c’est par le choix du lieu et du contexte dans lesquels cet étrange procès prend place. Dans la cour d’une maison à Bamako, pas n’importe laquelle puisqu’il s’agit de la cour de la maison du père du réalisateur, aujourd’hui disparu, construite dans le quartier populaire d’Hamdallaye. Une cour (de justice) dans une cour (de maison) en quelque sorte. Cependant, Abderrahmane Sissako ne se limite pas à délocaliser le tribunal. De surcroît, il fait coexister le procès et la vie des personnes vivant autour de cette cour, continuant à vaquer à leurs occupations : teinture d’étoffes, lavage, préparation de la cuisine et soins aux malades. Pour le réalisateur, le choix de ce dispositif original en rupture avec les narrations traditionnelles qu’il a mises en scène jusqu’ici répond à la nécessité de créer une interférence entre la parole délivrée à la barre – solennelle et intellectuelle – et la vie quotidienne des habitants de la cour. La création de mini-fictions à peine ébauchées : un couple qui se sépare, un autre qui se marie, un homme mal en point sur son lit permet de sortir du huis clos pesant et de digérer les informations terribles assénées par les différents témoins, au nombre desquels il faut compter avec de nombreuses femmes et des hommes si exténués et si désespérés qu’il ne leur reste qu’un silence prolongé ou un long cri plaintif comme tout témoignage.

 

Alors, pourquoi Bamako qui mêle si subtilement documentaire (les caméras vidéo et le preneur de son utilisés pour la captation du procès sont visibles à l’image) et fiction (retour au découpage, aux champs-contrechamps, aux plans-séquence) ne suscite t-il pas de notre part plus d’emballement ? Pour deux motifs principaux. L’un tient au dispositif lui-même dont Bamako, nous semble t-il, finit par être prisonnier, c’est-à-dire par l’impression tenace de ne plus voir que lui, impression renforcée lorsque est immiscée la scène du western spaghetti, censée illustrer la part de responsabilité qui incombe aux dirigeants africains, mais qui est plus agaçante et désopilante que symbolique. L’autre se situe sur le plan de la relative incompréhension de ce qui fait l’objet même du procès. Et c’est sans doute l’aspect le plus gênant de Bamako, à savoir un sujet éminemment complexe aux ramifications multiples où s’entrecroisent services sociaux et services de la dette, absolument pas débroussaillé ni expliqué pour un spectateur peu au courant de ces problèmes.

 

C’est donc davantage à travers les visages graves et tendus à l’écoute des hauts-parleurs, les yeux souvent tristes et résignés des habitants d’Hamdallaye qui n’attendent rien du verdict du procès que Abderrahmane Sissako nous fait percevoir, et avec quelle beauté, quelle humanité, la détresse et les tragédies de l’Afrique subsaharienne. La cinématographie africaine est néanmoins si rare, donc si précieuse, qu’il n’est nullement question ici de ne pas saluer la démarche salutaire d’un cinéaste engagé, accomplissant l’acte nécessaire et magnifique de rendre justice.

 

Patrick Braganti

 

Docu-fiction français, malien – 1 h 58 – Sortie le 18 Octobre 2006

Avec Aïssa Maïga, Tiècoura Traoré, Hélène Diarra