cinéma

Good night, and good luck de George Clooney

[4.5]

 

 

Good night, and good luck est de ces films dont vous n’attendez pas plus qu’un agréable divertissement, assaisonné d’un peu de réflexion, forcément au rabais, et qui finalement vous emmène là où vous ne l'attendiez pas. Le dernier film de Georges Clooney offre en effet une réflexion, plutôt riche, quitte à négliger, par moment, le pur divertissement.

 

Le film se distingue tout d’abord par la grande sobriété de son dispositif formel. Située dans un lieu quasiment unique (les bureaux de la chaîne d’information CBS et quelques lieux avenants), l’action est centrée sur la rédaction d’un show télévisuel, très populaire dans les années 50, présenté par Edward Murrow. Ce dernier, joué par David Strathairn (brillant), est le premier journaliste de télévision - le film omet de le dire, mais la presse avait déjà écorné l'image de McCarthy lorsque Murrow est entré en jeu - à avoir osé s’attaquer publiquement  au sénateur Joseph McCarthy, instigateur de la féroce chasse aux sorcières anti-communiste.

 

Là où nombre de films auraient fait diversion à mi-course, multipliant les intrigues secondaires pour ne pas risquer d’ennuyer le spectateur pop-corn, Clooney reste de marbre (c’est l'avantage de travailler en indépendant) et s’en tient à son strict programme : de la politique, rien que de la politique. Il y a bien une intrigue secondaire, une amourache secrète entre deux journalistes au sein de la rédaction, mais elle n’est là que pour renforcer la trame principale. Que nous disent en effet les deux tourtereaux masqués (Robert Downey Jr, Patricia Clarkson) que le réalisateur s'amuse à suivre dans leur intimité ? Que le culte du secret n’a plus de limite dans l’Amérique maccarthyste, que le cercle privé est totalement contaminé par la peur et la paranoïa. Bref, à travers eux, Clooney démontre que tout est politique.

 

Et qui dit politique, dit débat. Le film se déploie ainsi au gré d’un flot continu de parole, une parole âpre, pointu, sans concession pour le spectateur. Sans pour autant le scruter de haut, Clooney refuse de le prendre par la main, de lui imposer un discours pédagogique et lénifiant. Sa stratégie de mise en scène est exemplaire : au lieu de faire glisser la parole, comme le flux télévisuel nous y a habitué, il la fait vibrer, comme le font les plus grands cinéastes (on pense par exemple à Welles).

 

Clooney alterne des plans nerveux, très découpés, caméra à l'épaule, rendant palpable la tension au sein de la rédaction, et des plans serrés, sobres, posés, sculptant les visages en de magnifiques clairs-obscurs. Les discours de Murrow sont filmés en gros plan, la caméra zoomant progressivement pour resserrer le cadre sur son visage au fur et à mesure que le propos se fait intense. Ce procédé de mise en scène ultra-classique, souvent obscène et facile (notamment à la télévision), fait ici des merveilles, tant il n’entache pas la rigueur et le sérieux du discours de Murrow. Son phrasé lent et tranchant, ses formules ciselées comme des sabres, son corps allongé de dandy, son visage émacié que rien jamais n’altère, la fumée des cigarettes qu’il tient incessamment – au passage, le film est un beau pied de nez aux censeurs hollywoodiens qui voudraient effacer des écrans toute trace de cigarette – tout concourt à donner au personnage l’allure d’un chevalier du verbe traquant le dragon McCarthy. Murrow : 1/ McCarthy : 0

 

Outre le minimalisme du dispositif, le deuxième coup de génie de Clooney est d'avoir placé dans son film des images documentaires, justifiant ainsi l'emploi du noir et blanc autrement que par une paresseuse recherche arty. McCarthy n'étant pas joué par un acteur, les seules images du sénateur que l’ont voit sont donc réelles, authentiques images d'archive projetées sur de nombreux écrans qui composent le cadre. C’est ainsi le vrai McCarthy que Strathairn/Murrow interpelle depuis son studio d’enregistrement. Le dispositif minimaliste prend ici tout son sens : en concentrant l’action dans un studio télé, Clooney propose une réflexion passionnante sur la lutte entre les régimes images. Au-delà de la bataille Murrow/McCarthy, ce qui se joue dans Good night, and good luck est la bataille fiction  contre documentaire, passé contre présent.

 

Loin de s’annuler, les deux régimes viennent au contraire se renforcer l’un l’autre. Les images d’archives donnent plus de véracité à la fiction, tandis que cette dernière vient rehausser la partie documentaire de la profondeur qui lui fait défaut. Un pur documentaire historique n’aurait ainsi pas permis de s’intéresser d’aussi près à l’intimité des personnages, de scruter leurs consciences au moment des faits; une simple fiction aurait quant à elle rapidement épuisé les ficelles du film politique à thèse : accusé McCarthy levez-vous ! et toute la litanie des sentences qui s’en suit. Good night, and good luck n’a pas vocation à être objectif, bien entendu. Il est un parti pris assumé. Mais en refusant le jeu du pantomime (à l’instar de l'exemplaire Hitler, une histoire d’Allemagne de Syberberg, à l'opposé du moins exemplaire La chute de Oliver Hirschbiegel), il offre un procès juste et digne à McCarthy. Celui-ci est face à l’Histoire, face à ses juges, non pas comme on a pu le fantasmer, mais comme il fut vraiment. Murrow : 2 / McCarthy : 0

 

En fin de compte, la parabole sur Bush et les Etats-Unis d'aujourd'hui, que n'a pas manqué de souligner Clooney dans les interviews, compte assez peu au regard du reste. Tout film historique n’a-t-il pas vocation à délivrer un message sur le temps présent ? Cela semble évident, tout aussi évident que la parabole ne s’adresse pas qu’aux Etats-Unis (que dire du 4e pouvoir en Chiraquie ? et en Berlusconie ?). Mais la grandeur de Good night, and good luck dépasse de loin son message politique. En en faisant un film sur la parole, par la parole, la parole qui vibre, la parole qui swingue (voir, ou plutôt écouter, les somptueux interludes jazzy), la parole qui tue (des innocents, comme un présentateur trop sensible, ou des coupables, tel un sénateur du Wisconsin), Georges Clooney se fait son plus ardent défenseur. Saint-Georges 3 / Le dragon : 0.

 

Jacky Goldberg

 

Film Américain – 1 h 33 – Sortie le 04 janvier 2006

Avec David Strathairn, George Clooney, Robert Downey Jr.

 

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