cinéma

La Mort de Dante Lazarescu de Cristi Puiu

[5.0]

 

 

Le spectateur a un immense avantage sur Dante Lazarescu et tous les gens qui vont l’entourer pour ses derniers moments : il a vu quel mot précédait le patronyme du héros et connaît donc par anticipation le destin du vieil homme de soixante-trois ans. Tout ce à quoi nous allons assister durant ce grand film – à tous les sens du terme -, tout ce que nous donne à voir ou même à ne pas voir dans une suprême élégance vis-à-vis de Lazarescu le réalisateur revêtent une ironie tragique et nous font passer par toute une palette d’états d’âme : de l’amusement cynique à la pitié, de la colère à la frustration et l’impuissance.

 

Dante Lazarescu vit seul en compagnie de ses trois chats dans son appartement misérable. Veuf solitaire abandonné par sa fille partie vivre au Canada, il ne crache pas sur la bouteille, ce qui semble lui causer quelques soucis de santé. Des douleurs à l’estomac et une migraine persistante alertent le vieil homme qui réclame une ambulance dont l’arrivée est toujours retardée. A court de médicaments dont il est un consommateur et un connaisseur acharnés, il sollicite les services de ses voisins, un couple également très pointu sur les thérapies. Lorsque l’ambulancière finit par arriver, son examen la pousse à faire hospitaliser Dante Lazarescu. Par malchance, un accident de bus s’est produit aux environs de Bucarest, embouteillant les hôpitaux de la ville. Pour Dante Lazarescu et sa persévérante infirmière s’ensuit un road-movie nocturne dans cinq établissements.

 

La Mort de Dante Lazarescu est donc un film en six actes en quelque sorte : le premier au domicile du malade et les cinq suivants dans les différents hôpitaux. Six, ce sera aussi le nombre des œuvres composant Les histoires de la banlieue de Bucarest dont le présent film marque le coup d’envoi. Ce cycle en référence directe aux Six contes moraux de Eric Rohmer dont Cristi Puiu revendique l’influence se propose de mettre en scène des histoires d’amour ou d’absence d’amour. Il y sera question dans les volets suivants de l’amour entre homme et femme, d’amour filial, de l’amitié et même de sexe. Pour l’heure, c’est à l’amour de son prochain que s’attaque le cinéaste roumain.

La charge est cruelle et sans aucune concession sur le genre humain dépeint globalement comme égoïste et centré sur ses seuls intérêts, mesquins et vénaux. Elle se double d’un tout aussi violent réquisitoire contre le système hospitalier. Aux antipodes de ce qu’on a pu voir dans la série Urgences, le film dissèque un corps médical au ralenti, ne montrant aucune compassion envers ses patients. Cette dissection au scalpel se rapproche davantage du travail de Raymond Depardon lorsque le photographe français explorait les services d’urgence de l’Hôtel-Dieu.

La gageure du film consiste à reproduire cinq actes à priori identiques en réussissant pourtant à créer une ambiance nouvelle à chaque halte, tout en bâtissant un certain suspense et en installant une graduation dramatique qui le fait basculer de la farce grinçante à la tragédie la plus noire.

 

Alors que la première scène est en majorité filmée en plans fixes, la caméra devient de plus en plus mobile au fur et à mesure que son sujet d’observation se recroqueville et s’immobilise. Fil directeur, Dante Lazarescu voit graviter autour de lui une flopée de personnes, d’abord voisins, puis brancardiers, infirmières et médecins de diverses spécialités. On rit jaune devant la répétition des récriminations faites à Lazarescu à propos de son goût pour l’alcool et face à la similarité des soins prodigués. Car la nuit glauque et froide de Bucarest continue à se dérouler, marquant la dégradation de la santé de Lazarescu et rendant criminels le dédain et la mauvaise volonté des personnels soignants.

 

Beaucoup plus sociologique que psychologique, La Mort de Dante Lazarescu en dépit de ses faibles moyens évidents ne doit rien au hasard. Déjà, on se doute bien que le nom du héros et plus généralement ceux d’autres personnages (Anghel, Virgil ou Rémus) prennent leur origine dans les textes bibliques. Et le lien avec La Divine Comédie du poète italien tombe sous le sens. De même, le film a été très écrit, très préparé avec un réglage méticuleux des mouvements de caméra.

Second film d’un étrange cinéaste confessant sans honte sa peur de mourir et ses crises d’hypocondrie, La Mort de Dante Lazarescu ne vous réconciliera sans doute pas avec la nature humaine. A l’inverse, le plaisir du cinéphile est immense. Première grande claque de 2006.

 

Patrick Braganti

 

Drame roumain – 2 h 34 – Sortie le 11 Janvier 2006

Avec Ion Fiscuteanu, Luminta Gheorghiu

 

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