cinéma

Ne touchez pas la hache de Jacques Rivette

[4.0]

 

 

S’il fallait d’une phrase résumer Ne touchez pas la hache, on pourrait parler d’un amour désynchronisé entre deux stars. Bien sûr, pas de cinéma, mais chacune dans leur domaine respectif : d’un côté, le général bonapartiste Armand de Montriveau célébré pour ses faits d’armes sur le continent africain aux sources du Nil, de l’autre la Duchesse Antoinette de Langeais, égérie des salons parisiens dans lesquels elle évolue avec aisance et frivolité. Dès leur première rencontre, Montriveau tombe fou amoureux de la Duchesse qui se refuse à lui sous des motifs successifs et anodins : mari, religion… Ou peut-être l’exotique militaire aux anecdotes si exaltantes n’est-il qu’un dérivatif, un amusement pour la jeune femme. Las d’être éconduit et ridiculisé, Montriveau se retranche au moment même où la Duchesse prend conscience – hélas, trop tard, à force d’atermoiements et de minauderies dilatoires - de son véritable amour, dont l’issue inaboutie la conduira tout droit au couvent.

 

C’est le désir de monter un projet autour des deux comédiens Jeanne Balibar et Guillaume Depardieu qui est à l’origine de Ne touchez pas la hache. Après une première ébauche avortée, Rivette et ses scénaristes habituels Christine Laurent et Pascal Bonitzer cherchent dans la littérature classique un texte approprié et trouvent La Duchesse de Langeais d’après Balzac, second récit de l’histoire des Treize, qui à l’intérieur de La Comédie Humaine, fait partie de la série Scènes de la vie parisienne. Ce choix marque ainsi la troisième adaptation d’un texte de Balzac par Rivette : Out 1 : Noli me tangere, film fleuve et culte de plus de douze heures sorti en 1970 et La Belle Noiseuse (1990), adaptation de la nouvelle Le Chef-d’œuvre inconnu. Si les deux premiers films sont très librement adaptés en laissant une large part à l’improvisation pour le premier et en agrémentant le second d’une étude en profondeur des relations artiste-modèle, Ne touchez pas la hache se singularise par sa fidélité à l’esprit, mais aussi à la lettre, du texte original, avec comme objectif la transposition en langage cinématographique de l’écriture balzacienne caractérisée par sa subtilité en matière de construction et de ruptures de style. L’appropriation n’était ainsi pas acquise. Au vu du résultat – un film épuré et centré sur deux personnages – on confirme que l’objectif est totalement atteint.

 

Ne touchez pas la hache offre également une double lecture du décalage : temporel à travers l’histoire d’amour ratée entre Montriveau et la Duchesse ; et sociétal en quelque sorte entre l’univers crépusculaire et en bout de course que représente Antoinette et celui en devenir, moderne et ouvert au monde, préfiguré par l’esprit de conquête du général. Car il faut ici rappeler le contexte exact où prend place la rencontre des deux personnages : les années 1820 marquées par la Restauration, et avec elles le rétablissement d’une aristocratie passablement décimée par la Révolution d’il y a à peine trente ans. 1848 n’est plus très loin, et l’époque est bien celle d’une fin de période où la figure de la Duchesse dans son refus de se donner et d’envisager un autre horizon incarne l’inertie de sa caste qui finira par provoquer sa perte.

 

Encadré par deux phases introductive et finale hors les murs et hors Paris, Ne touchez pas la hache prend toute son ampleur dans sa partie centrale. Le travail du directeur de la photographie William Lubtchansky, déjà remarqué chez Rivette, Garrel et Iosseliani, fait ici merveille : l’éclairage des appartements, des boudoirs, des salles de bal du faubourg Saint-Germain distille une impression durable de crépuscule et d’obscurité où seuls l’éclat des visages ressort. Mais Ne touchez pas la hache ne serait pas ce petit bijou ciselé s’il ne bénéficiait de l’interprétation en état de grâce de ses deux comédiens. On ne se faisait guère de doutes sur la capacité de Jeanne Balibar à endosser le rôle d’une coquette rompue à l’art de la séduction et de la parole, consciente tardivement de son inconséquence et de sa perte. Plus surprenant, Guillaume Depardieu monolithique et déterminé trouve là son meilleur rôle et ce n’est pas lui faire injure d’avouer que l’on pense à plusieurs reprises au jeu de son père Gérard.

 

Le vieux jeune homme Jacques Rivette nous livre probablement un de ses films les plus accessibles. C’est donc l’occasion rêvée pour le (re)découvrir. Toujours exigeant et revisitant la culture classique en l’inscrivant dans la plus jouissive contemporanéité, le cinéaste de Va savoir poursuit son aventure au cinéma de manière vibrante et inventive.

 

Patrick Braganti

 

Drame français – 2 h 17 – Sortie le 28 Mars 2007

Avec Jeanne Balibar, Guillaume Depardieu, Bulle Ogier, Michel Piccoli