cinéma

Le Secret de Brokeback Mountain de Ang Lee

[5.0]

 

 

Réduire Brokeback Moutain (titre américain plus approprié car centré sur un lieu apparaissant quasiment comme le troisième personnage du film) à un western gay est une double erreur, résultat une fois encore de toujours vouloir classifier les objets artistiques. Non pas après tout que le genre western et la culture gay dont on peut souligner les étroites et juteuses imbrications (univers essentiellement masculins à la camaraderie trouble et virile) soient en eux-mêmes indignes d’intérêt, mais ce serait orienter le spectateur sur une fausse piste et peut-être le priver du plaisir évident à voir ce qui constitue d’ores et déjà un des grands moments de cinéma de cette année qui commence.

 

Brokeback Mountain emprunte donc au western sa principale figure : le cow-boy. Mais ici il n’est nullement question de conquête de l’Ouest, de luttes avec les indiens. Nous sommes dans le Wyoming en 1963, l’Ouest conquis depuis belle lurette, les indiens décimés ou dépendants des drogues apportées par les Blancs et même le western, en tant que genre cinématographique, sort de sa période de gloire. Dans Brokeback Mountain, Jack et Ennis exercent le métier difficile et peu gratifiant de gardiens de troupeaux, même pas de bétail, simplement de centaines de moutons. En l’été 1963, ils sont tous les deux, âgés d’une vingtaine d’années, embauchés pour la transhumance et la garde d’un important cheptel sur les hauteurs de Brokeback Mountain. Tous deux issus de familles pauvres du fin fond du sud américain, les garçons acceptent le travail qui obéit à des règles précises : en totale autarcie, ravitaillés une fois par semaine, l’un reste au campement tandis que l’autre surveille les ovins en altitude.

 

Peut-être parce qu’ils sont isolés dans des paysages grandioses (superbement filmés par Ang Lee), de ceux qui vous transcendent, peut-être à la faveur de l’alcool et d’une nuit partagée sous la tente, ou plus sûrement pour aucune raison cartésienne si ce n’est l’alchimie qui peut se produire entre deux êtres, Jack le brun et Ennis le blond tombent amoureux et vivent un été de passions, un été de la première fois, celle que l’on n’oublie jamais.

A la fin de leur travail estival, chacun reprend sa route pour vivre une vie déjà tracée pour Ennis qui doit épouser Alma, à construire pour Jack qui perd son temps dans les rodéos locaux. Quatre ans s’écoulent avant que, à la faveur d’un déplacement de Jack, les deux hommes se retrouvent et raniment en quelques secondes la flamme que ni le temps écoulé ni la vie ordinaire et fade de chacun n’aient pu éteindre.

Si Jack, le plus amoureux ou en tout cas le plus désireux de concrétiser leur relation, souhaite passer à une étape supérieure (plaquer leur vie actuelle et prendre une petite ferme à deux), Ennis plus fruste, empêtré dans sa vie de famille, n’est pas prêt à franchir ce cap, hanté aussi par un souvenir de gamin (son père lui ayant montré le cadavre décomposé d’un homme massacré par ses pairs au seul motif qu’il vivait avec son amant). Pour Jack et Ennis, l’histoire d’amour devient impossible et s’enlise. Elle n’est plus qu’une succession de pauses, de plus en plus espacées, à Brokeback Moutain, devenu le refuge secret de leur amour, mais aussi un lieu de pèlerinage visité avec le désir de revivre éternellement le merveilleux été 1963.

 

Le temps qui passe et la frustration des deux hommes à vivre leur amour les détruisent conjointement : Ennis séparé de sa femme et de ses filles sombre dans la déchéance et Jack vit des histoires sordides avec des prostitués mexicains. Histoire d’amour impossible qui finira dans la tragédie, Brokeback Mountain touche à l’universel : ce qui arrive entre Jack et Ennis pourrait tout aussi bien arriver à un homme et une femme, ou à deux femmes, et n’importe où de par le vaste monde.

C’est le récit crescendo d’une fusion entre deux personnes avec son corollaire immédiat qu’est le manque, cette douleur physique de ne pas pouvoir ni voir ni toucher l’autre. En plus de deux heures, il n’y a pas une minute d’ennui parce que le réalisateur épaissit et complexifie ses personnages au fur et à mesure et pas sûr au final, comme on avait pu le pressentir, que Jack ait été le plus amoureux.

On est éblouis par l’apparente simplicité de ce mélo douloureux aux images très (trop ?) léchées. Et on est tout aussi impressionnés par le jeu de Heath Ledger tout en intériorité et par Jake Gyllenhaal tout en douceur, presque féminin.

Depuis In the mood for love et Loin du paradis, on n’avait pas vu si belle histoire d’amour aussi déchirante. Et il faudrait avoir un cœur de pierre, ou pas de cœur du tout, pour ne pas avoir la gorge serrée dans la dernière demi-heure. Enfin, une chose se confirme : il n’y a décidément pas d’amour heureux.

 

Patrick Braganti

 

Comédie dramatique américaine – 2 h 14 – Sortie le 18 janvier 2006

Avec Heath Ledger, Jake Gyllenhaal

 

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Site officiel : www.brokebackmountain-lefilm.com