cinéma

Syriana de Stephen Gaghan

[2.0]

 

 

Nulle et non avenue, la portée ambitieuse visée par ce gros film-dossier ne tient pas le choc de son éprouvement au filtre de la pellicule cinématographique. L’immense pouvoir de la fiction aurait pourtant pu, usant de ses vertus magiques, livrer un Syriana convaincant en profondeur, qui touchant la cible aurait entortillé ses trois-quatre blocs narratifs au sein du cœur sensible des spectateurs. Elevé dans la foulée au rang d’icône sacrificielle d’une impitoyable politique d’intérêts privés, le personnage joué par le sympathique (et plus doué que son image beau gosse ne le pressent) George Clooney aurait trouvé sa juste place dans la galerie hollywoodienne des réfractaires au système, mi-Erin Brockovich mi-Redford seventies. Car l’enjeu pèse son poids, certes archi-connu mais matière lourde tout de même pour une fiction de cinéma : une sorte d’internationale des victimes (réformateurs honnêtes) contre le tout puissant lobby des pétroliers texans (la prescience énorme du TV Show Dallas reste à découvrir) sous couvert de hautes protections politiques – avec en creux une esquisse d’explication à un certain radicalisme islamiste. S’il n’en est rien, si la grande machinerie tourne à vide, ce n’est pas tant l’échec d’un discours que de sa mise en forme ; où comment effriter de louables intentions dans un langage sans aspérités.

 

Car Stephen Gaghan a de fausses bonnes idées : plaquer sur un sujet X (intérêts pétroliers cette fois-ci donc) des ressorts fictionnels supposés rendre compte avec authenticité de l’ensemble des problématiques en cause. Système déjà employé voici quelques années, sur le sujet hot du trafic de drogue, dans le raté Traffic dont il avait commis le scénario. Le dispositif – multiplicité d’approches d’une même question – paraît offrir une indéniable satisfaction intellectuelle pourvu qu’on se contente d’une pensée peu scrupuleuse. Convaincu que ratisser large suffit à encercler toutes les questions, Gaghan, à l’image du surfait Soderbergh, échange bien volontiers le bruit du monde contre sa profondeur. Mais l’énorme débauche d’énergie qu’il convoque reste hélas, au final, impuissante à rendre compte du cœur battant des évènements. C’est qu’à force de vouloir tout dire, Syriana inonde l’écran d’une diarrhée d’images verbeuses, survolant hystérique des tensions intimes à peine effleurées, jamais convaincantes car toujours en porte-à-faux d’un rythme naturel. Témoins ces scènes d’incompréhension familiales entre Clooney et son fils ou Matt Damon et sa femme : trop brèves ou trop longues, signifiantes mais vides. Ce cinéma-là conçoit chaque bloc de séquence comme un moment nécessairement égal à tous les autres, chronométré pour offrir à chacune des perspectives un temps de jeu équivalent, incapable qui plus est de développer au sein de chaque bloc lui-même des temporalités variables. Une gestuelle sans doute héritée du passé (et présent) de Gaghan, scénariste avant d’être réalisateur.

 

De ce côté-là, celui de la mise en images elle-même, pas de miracle. En fin spectateur de la marque Michael Mann (systématisée par Révélations mais déjà à l’œuvre dans une large part de la fiction télévisuelle), Gaghan perçoit l’intelligence d’un filmage à courte distance, abusant des caméras à l’épaule et des zooms tremblés supposés rendre compte d’une sorte de néo-réalisme, tout en facilitant l’immersion brute du spectateur au centre de la scène. Impression renforcée par l’attention précieuse portée au son, dimension capitale trop souvent négligée. Ces cadrages évasifs désormais classiques - et si peu novateurs- ont les défauts de leurs arguments. De l’oppression des images parkinsoniennes, fourbu et lessivé, l’œil ne sort pas indemne, le cerveau s’interroge : et si tout ce fatras zappeur ne recouvrait au fond qu’un bloc de nœuds mal ficelé, prétexte de pseudo complexité pour un monde autrement plus simple – une redéfinition sereine de l’axe du mal ?

 

Christophe Malléjac

 

Film américain (2004) – 2 H 08 – Sortie le 22 février 2006

Avec George Clooney, Matt Damon, Jeffrey Wright

 

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