cinéma

Le Caïman de Nanni Moretti

[4.5]

 

 

Ceux qui iront voir Le Caïman en pensant y assister à l’exposition et la dénonciation des méfaits de Silvio Berlusconi dans une mise à mort revancharde en ressortiront déçus, car Le Caïman qui marque le retour triomphal de Nanni Moretti au cinéma – un million et demi de spectateurs en Italie – est bien plus que cela. De l’avis même de son réalisateur, son dernier long-métrage se veut « un film d’amour, un hommage au cinéma et un film politique ». Une triple ambition que le quinquagénaire romain assume brillamment, en proposant une œuvre déconcertante et exigeante.

 

Le Caïman, c’est d’abord le titre du scénario confié par Teresa, jeune réalisatrice en herbe, à Bruno Bonomo, producteur en faillite aussi bien sur le plan professionnel que familial – il ne parvient pas à financer son nouveau projet et il est en train de se séparer en traînant les pieds de Paola, actrice à ses heures dans les films de série Z de son époux.

S’accrochant au projet de Teresa comme à une bouée, parcourant en diagonale son scénario, Bruno, revigoré, démarre sur les chapeaux de roue en quête d’argent, d’acteurs, de décors sans comprendre vraiment de quoi il retourne et ne fait que tardivement le lien entre l’homme d’affaires créé par Teresa, omnipotent, patron des médias, lancé dans la politique et…Silvio Berlusconi.

 

Bruno Bonomo, c’est l’antithèse de Nanni Moretti. Eloigné du cinéma d’auteur, absolument pas engagé, il avoue à Teresa avoir voté pour Berlusconi, sans trop y réfléchir. En cela, il incarne l’état actuel de l’Italie, un pays d’opérette comme l’assène un ami producteur polonais de Bruno. Un pays où l’inacceptable – les agissements obscurs et illégaux d’un homme enrichi par des voies impossibles à défricher et mettant à sa botte tous les pouvoirs – a fini par devenir la norme dans une anesthésie générale de l’opposition démocrate, incapable d’afficher le moindre contre-programme.

Avant de régler son compte à Berlusconi, Moretti s’attache à décrire la transformation de Bruno : sa prise de conscience politique qui va se manifester par son engagement total pour la production du film de Teresa, alors qu’il consent enfin à annoncer à ses deux garçons son départ du foyer familial.

Regard tombant et triste, hâbleur infatigable, Bruno, interprété avec maestria par Silvio Orlando, devient un personnage attachant et profondément humain, que l’on suit avec tendresse dans ses péripéties. On en viendrait presque à oublier que Le Caïman est aussi un film politique. C’est la mise en chantier du tournage du film de Teresa qui fait basculer le propre film de Moretti vers ce registre.

Dans cette dernière partie, plus du tout légère et évitant scrupuleusement toute satire – aux antipodes de la démarche de Michael Moore, par exemple -, Nanni Moretti campe lui-même Le Caïman, sans aucun souci d’une quelconque ressemblance physique avec Berlusconi. Ce parti-pris de sérieux, en citant mot pour mot la tirade de Berlusconi après son jugement, dans un tableau froid et cinglant, finit de dégoupiller génialement le triste bouffon.

 

Sous l’égide de ses maîtres Rossellini et Rosi, Moretti, gagnant en sérénité et maturité, renoue de manière superbe avec le cinéma politique, qui fit les riches heures du cinéma italien des années 60 et 70. Le Caîman, œuvre complexe et intelligente, mériterait bien une récompense cannoise.

 

Patrick Braganti

 

Comédie italienne – 1 h 52 – Sortie le 22 Mai 2006

Avec Silvio Orlando, Margherita Buy, Jasmine Trinca, Michele Placido