cinéma

La Raison du plus faible de Lucas Belvaux

[5.0]

 

 

C’est une histoire belge, plus précisément liégeoise, mais elle n’est pas très drôle, ou si peu, de cet humour ultime comme politesse de désespoir. Elle pourrait sembler sordide cette épopée tragique de trois chômeurs rejoints par un ouvrier de l’usine d’embouteillage locale, juste sorti de prison pour attaque à main armée, qui décident de monter un hold-up, pour ramasser un bon paquet d’argent bien sûr, mais pas seulement : pour redonner un sens à une vie brisée, recouvrer un peu de fierté et de dignité. Alors oui c’est noir et d’un pessimisme poisseux, mais c’est aussi une magnifique leçon de vie, celle d’hommes bien décidés à vivre debout.

 

Jean-Pierre, Robert et Patrick, les trois exclus du système, sont chacun à leur manière abîmés par la vie : les deux premiers, les plus âgés, ont été virés de leur usine où ils ont passé plus de trente ans à des tâches harassantes et aliénantes où l’un y a laissé ses jambes et l’autre sa famille. Solitaires et solidaires, ces deux-là épaulent et protègent tels des pères putatifs le jeune Patrick, bardé de licences, mais sans boulot fixe, trimballant une culpabilité inavouée et pernicieuse à voir sa femme Carole s’esquinter dans un travail répétitif et abêtissant à la laverie industrielle, se réfugiant dans l’éducation tendre et professorale de son fils Steve et la culture méticuleuse de son petit potager.

Lorsque la Mobylette de Carole tombe en rade, et que le jeune couple ne peut s’offrir le luxe d’en racheter une autre, obligeant ainsi celle-ci à se rendre à l’usine en bus, l’idée du braquage germe dans l’esprit de Jean-Pierre et de Robert, qui demandent conseil et aide à Marc, le taulard avec qui ils ont sympathisé.

 

Le destin est en route, fruit de rencontres et de circonstances hasardeuses, dans une inexorabilité tragique et fatale que le spectateur percevra sans doute bien avant les protagonistes de ce film âpre et rageur, qui tient à la fois du thriller et du drame social, mettant en scène – et ce n’est pas si courant – une classe ouvrière exsangue et laissée-pour-compte. En quelques scènes, le cinéaste établit un parallèle entre le monde du travail déshumanisé (bruits, tâches répétitives, solitude même) investi par Marc et Carole et l’univers des trois chômeurs, réunis à la table du café pour des parties de cartes endiablées, dernier rempart avant la déchéance finale – Robert trouve déjà une piètre consolation dans l’alcool et Jean-Pierre, plus affûté et sensible, se pose la question de ce qui lui reste à vivre.

L’absence de perspectives et le sentiment de ne plus avoir rien à perdre dopent les apprentis braqueurs qui mettent au point avec précision et cocasserie leur forfait. La Raison du plus faible, démarré comme un film social, se mue petit à petit en polar sec. On était restés sur la trilogie de Lucas Belvaux : unité de lieux et de personnages pour trois genres différents et son nouveau film donne un peu l’impression de réunir le drame de Après la vie et le thriller de Cavale. Il y a d’ailleurs bien des similitudes entre les personnages joués par Lucas Belvaux dans les deux films.

 

A coup sûr, perdure ce talent à faire passer sur un écran la rage et la colère d’un cinéaste qui traite ses personnages avec infiniment de tendresse et de respect. Et tant pis s’il choisit une fin un peu trop symbolique et américanisée, Marc transformé en héros solitaire et bienfaisant.

 

Patrick Braganti

 

Drame français – 1 h 56 – Sortie le 19 Juillet 2006

 

Avec Lucas Belvaux, Eric Caravaca, Natacha Régnier, Patrick Descamps, Claude Semal