cinéma

Lemming de Dominik Moll 

[5.0]

 

 

    L’ombre tutélaire d’Alfred Hitchcock n’en finit décidément pas de planer sur tout un pan du jeune cinéma contemporain, français et européen (voir, par exemple, Alejandro Amenabar), puisqu’après le récent et très moyen Anthony Zimmer -décalque sans relief de North by Northwest- voici un Lemming français (du nom d’un petit rongeur scandinave) aux accents anglo-saxons, et d’abord ce titre qui n’est pas sans rappeler The Birds, bien que les sujets (une scène-hommage mise à part) différent tout à fait.

 

    La plupart des cinéastes s’engageant sur la voie du hitchcockisme appliqué ne semblent pourtant pas en mesurer tous les risques : rien de plus facile en effet que de rater sa cible lorsqu’on n’a retenu de l’œuvre du maître anglais qu’un vague maniérisme décoratif pour thriller high-tech, oubliant du même coup le principal, la matière dont sont faits les films : le scénario.

 

    Or, la grande force de ce Lemming brillant, c’est justement son scénario. Machinerie implacable s’épaississant à mesure que le film avance, il permet la mise à distance des figures convenues à ce type de sujets, la distorsion progressive des éléments les plus familiers au profit d’un basculement, par-delà le simple thriller, du côté du fantastique.

Pour ce faire, Dominik Moll travaille son héros au corps : le lisse ingénieur à la vie rangée –femme, pavillon, voiture-, élaborant son prototype de webcam volante, subit peu à peu toute une série d’épreuves dont son corps physique devra éprouver la souffrance –accidents divers et variés qui sont au fond le sujet même du film, comme une violence destinée à lui faire fendre son armure de petit bourgeois bien sous tous rapports.

De fait, si Hitchcock prenait aussi un malin plaisir à éprouver ses héros, les choses finissaient par rentrer plus ou moins dans l’ordre et la morale s’en trouvait –en général- relégitimée (quoique…). Chez Moll, si les choses rentrent bien dans l’ordre, rien n’est plus pareil.

 

    Ce héros blessé est incarné par un Laurent Lucas parfait : de l’effacement poli à la perversion retorse du côté obscur de l’âme humaine, il sait donner du crédit à un personnage et une histoire à la frontière pourtant glissante du réel. Charlotte Gainsbourg (plus Birkin que jamais), André Dussolier (comédien de plus en plus immense) et Charlotte Rampling (volontairement fantômatique) sont au diapason, à la fois effrayants et touchants, oscillants sans cesse sur la crête infime qui sépare le bien du mal.

Tout le travail de Dominik Moll –cadrages parfaites, limpidité des plans- tient justement dans cette capacité-là à fouiller la trop grande normalité pour y dénicher les fissures intimes, les fuites d’eau cachées, s’y infiltrer et voir où tout cela peut mener. On le suit les yeux grands ouverts, certains du bien-fondé de l’expérience, et l’on est pas déçu. Voilà une belle leçon de cinéma, la digestion parfaitement assimilée de références ouvrant sur un univers personnel.


Christophe Malléjac 


Film français – 2 H 09 – Sortie le 11 mai 2005

Avec Laurent Lucas, Charlotte Gainsbourg, André Dussolier, Charlotte Rampling.

 

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