cinéma

Mémoires de nos pères de Clint Eastwood

[2.0]

 

 

Comme réalisateur, Clint Eastwood n’est jamais si bon que lorsqu’il touche à l’intime, en malaxant en fin et subtil connaisseur le matériau humain. On a ainsi pu le voir à l’œuvre avec l’habité Mystic River et son trio d’hommes dévorés par le poids du passé et de la culpabilité. On a encore pu l’apprécier – derrière et devant la caméra – dans le très classique Million dollar baby, malgré un dernier tiers englué dans une lourdeur maladroite et un discours peu nuancé. Deux caractéristiques que l’on retrouve, surmultipliées et donc rébarbatives, dans le premier volet du diptyque que Clint Eastwood a entrepris de consacrer à la bataille d’Iwo Jima en 1945, un îlot en plein Pacifique aux mains des Japonais qui résisteront plus de quatre mois.

 

Mémoires de nos pères se place donc du côté américain – le second film Lettres d’Iwo Jima relatant la version japonaise sortira début 2007 – et met en scène trois soldats transformés malgré eux en héros pour avoir figuré sur une photographie de guerre représentant cinq Marines et un infirmier en train de hisser la bannière étoilée sur le Mont Suribachi, point culminant de l’île. Alors que trois d’entre eux meurent sur place, les trois autres : John « Doc » Bradley, l’infirmier, l’indien Ira Hayes et le messager René Gagnon sont renvoyés sur le sol américain, assignés à participer à une tournée à travers leur pays en vue de motiver leurs congénères à la souscription des bons de guerre, devant financer les énormes dépenses engagées dans le conflit. Hantés par la disparition de leurs trois copains, mais aussi par une sombre histoire de substitution d’un soldat et d’un drapeau, les trois rescapés métamorphosés en icônes supportent de moins en moins cette gloire fabriquée et mercantile. Mémoires de nos pères est en fait l’adaptation du livre de témoignages et d’hommage à la mémoire de ces soldats sacrifiés écrit par le fils de l’infirmier Bradley.

 

On serait bien en peine de classer Mémoires de nos pères dans un genre cinématographique : film de guerre, film politique, réflexion philosophique sur l’homme ou encore diatribe acerbe de l’Amérique. Probablement est-il un peu de tout cela à la fois, et cet éparpillement n’est pas la meilleure chose.

Avec Steven Spielberg à la production, il y avait de quoi se méfier, à juste titre hélas. Les scènes de guerre, qui ne sont pas majoritaires mais qui occupent néanmoins tout le début du film et marquent d’autant l’esprit du spectateur, ont quand même un fâcheux sentiment de déjà vu, du côté par exemple du Soldat Ryan. Les moyens et la virtuosité mis en œuvre posent l’éternel problème de la représentation de la guerre. A côté de la débauche d’effets spéciaux, d’armes et de tirs, de corps mutilés et de souffrances exposées avec complaisance, on n’aura de cesse de mentionner la vision épurée et autrement plus efficace de ce qu’est une guerre, développée par Bruno Dumont dans Flandres.

 

Clint Eastwood a beau être un grand bonhomme, fraternel et humaniste, acquérant avec l’âge une sagesse et une expérience qui le bonifient toujours plus, il n’en reste pas moins un Américain, en proie aux contradictions de la dénonciation des agissements opportunistes et vils de ses concitoyens et de l’exaltation convenue des valeurs familiales et patriotiques. Ainsi le cinéaste tire t-il sans vergogne sur la corde usée de la sensiblerie en exhibant le chagrin des mères et le désarroi de leurs fils. La frontière est clairement dessinée entre les innocents soldats et leurs chefs planqués et manipulateurs, déjà rompus aux bienfaits de la communication et du spectacle (du show-biz pour reprendre les termes de l’un d’entre eux).

Ce manichéisme n’est pas à l’honneur de Clint Eastwood qui nous a habitués à mieux. Car outre le fouillis que constitue Mémoires de nos pères (allers-retours entre époques, lieux et personnages dont il faut du temps pour savoir qui est qui), le plus décevant réside sans doute dans l’absence de souffle, d’ampleur et de lyrisme. Bien sûr, on respecte la décision du réalisateur à choisir des personnages (et des acteurs) ternes, sans relief, happés et dépassés par un système qui finira par les broyer, les oublier, conduisant à la mort prématurée de l’un et aux interrogations incessantes des autres. Mais ce qui ronge John Bradley n’apparaît que trop rarement et surtout trop tard pour que nous puissions à notre tour vibrer à l’unisson.

 

A notre tour, nous gardons en mémoire un film classique, à la mise en scène tirée au cordeau, laissant le goût amer d’une perfection déplacée et incongrue, sans lien avec les objectifs de son auteur. Alors oui, Mémoires de nos pères ne lésine ni sur les moyens –des foules de figurants ont dû être sollicitées – ni sur les effets spéciaux ou lacrymaux, mais cette brillante façade cache très mal une maison vide et sans âme.

 

Patrick Braganti

 

Drame américain – 2 h 12 – Sortie le 25 Octobre 2006

Avec Ryan Philippe, Adam Beach, Neal McDonough

 

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