cinéma

Le Nouveau Monde de Terrence Malick 

[3.5]

 

 

Peut-on s’estimer déçu par un film de Terrence Malick ? L’unanimité critique dont ce Nouveau Monde fait l’objet a quelque chose d’effrayant : comme si vêtu de ses glorieux oripeaux, le discret réalisateur américain régnait définitivement en maître sur une assemblée de convertis goûtant béate les fruits, pourris ou mûrs, tombés de son arbre de la connaissance. Catégorie fruit mûrs, l’exceptionnelle Ligne Rouge traçait en un résumé virtuose d’un siècle de cinéma le trait définitif à l’horizon du film de guerre. Incomparablement doué dans le déformatage du langage cinématographique, Malick crée dans son coin personnel des bombes hors normes où sa liberté inventive s’ouvre en un champ d’exploration quasi total. Par-delà leurs qualités (et défauts) propres, tous ses films portent comme une signature, en germes plus ou moins exploités, des échappées poétiques, quand le discours voix off se situe lui à la limite bancale de la métaphysique et de la philosophie de comptoir. Ses métrages tiennent souvent plus de l’opéra polyphonique et sensitif que du récit scénarisé. D’un style et d’une classe, qui l’écartant naturellement du troupeau besogneux, le hissent dans une zone d’évidence artistique.

 

Le Nouveau Monde n’échappe pas à la règle. D’une beauté formelle cherchant une fois encore son accord à la magnificence d’une nature luxuriante et s’opposant résolument à la déliquescence que l’humain semble traîner comme son ombre partout sur le monde, musical (la musique de Mozart d’abord et le score de James Horner bien moins abouti que celui d’Hans Zimmer pour La Ligne Rouge) et musical (l’entremêlement des voix off, pensées et live), s’adossant toujours au prétexte d’une ligne narrative, aussi fine soit-elle – ici la légende de Pocahontas, cette indienne de Virginie tombée amoureuse d’un immigrant anglais (Smith). L’entremêlement des niveaux de lecture : fresque historique (vrai piège), histoire d’amour (détail), récit initiatique (le fond de la question).

 

La légende officielle offre donc à Malick l’occasion de se frotter à cette vieille tradition cinématographique qu’est le portrait de femme. Et tant qu’à faire, il opte pour l’Eve originelle de l’Amérique naissante. Voilà où se situe le diamant précieux de ce (trop) long film, dans l’adhésion charnelle au corps religieux de son indienne (magnifique et habitée Q’orianka Kilcher) comme arrachée au jardin d’Eden par des immigrants pressés de la mettre au goût du jour. Trajectoire en chute sur les ailes d’un amour qui aveugle et rend sourd (toutes les mises en garde de l’aventureux Smith glissent sur elle) autant qu’il comble et fait vivre. Chute amortie in extremis quand la femme occidentalisée pour l’apparence pousse un dernier soupir en forme de leçon de vie indienne.

 

Tout le reste - combats, guerres de pouvoir, colonisateurs pressés de reproduire leur monde à l’identique plutôt que le réinventer – relève du domaine du superflu, sinon pour souligner en creux l’emplacement des vrais lignes de la barbarie et de la vie. Les allers-retours, les indécisions de Smith (le moyen Colin Farrell, pour une fois plutôt sobre), font tomber la tension et laissent poindre l’intérêt secondaire porté par Malick à tout ce qui ne touche pas directement Pocahontas. La limite du film se situe précisément dans cette sorte d’obligation scénaristique à laquelle curieusement il semble consentir. Trop de faits, moins de notes : là où le récit s’explicite trop, la sensualité s’évapore vite. Des réserves suffisantes pour empêcher Le Monde Nouveau de décoller vers d’enivrants sommets, mais bien négligeables au regard de la concurrence.

 

Christophe Malléjac

 

Film américain (2005) – 2 H 16 – Sortie le 15 février 2006

Avec Q’orianka Kilcher, Colin Farrell, Christian Bale  

 

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