cinéma

The President’s last bang d’Im Sang-soo 

[5.0]

 

 

De l’assassinat considéré comme l’un des beaux-arts. Celui de Park Chung-hee, dictateur régnant sur la Corée du Sud pré-démocratique, frappé à mort en 1979 par son ministre et ami Kim Jae-kyu, donne lieu sous la caméra d’ Im Sang-soo à une prodigieuse leçon de mise en scène, d’organisation de l’espace comme sujet central du film. A la réflexion, tout se tient : quel est donc la trame de l’affaire Kennedy, par exemple, cet acte politique jamais vraiment élucidé, sinon une fascinante mise en boîte constamment réinventé de la mise en scène du meurtre lui-même ? Tireurs, voitures, foule, bosquets : une véritable scène de théâtre à ciel ouvert, propulsée par des images super 8 annonciatrices du tout-image à venir.

 

Voilà pourquoi, des trois parties distinctes de The President’s last bang, la seconde prédomine. L’avant – organisation de la soirée privée ornée de jolies filles que Park s’offre dans la maison bleue – et l’après – réunion précipitée du gouvernement et sort réservé aux comploteurs – n’ont de véritable utilité qu’au prisme de ce qu’ils ne sont pas : de jouissifs morceaux de bravoure pure, tels que la seconde partie – le dîner et l’assassinat – les déploie.

 

La scène d’abord : dans une pièce toute en lumières tamisées où se retrouvent, réunis pour un dîner d’un genre particulier - et bientôt rejoints par deux filles - le dictateur, son secrétaire, son chef de la Police et celui du KCIA (services secrets coréens) – et futur meurtrier, le rectangle géographique formé par la table basse. Cette zone centrale, sorte d’estrade à laquelle on accède par une petite montée des marches, est située dans l’axe immédiat de la porte, contraignant ainsi la caméra à une captation immédiate et prioritaire, lui imposant aussi, pour s’en éloigner ou pour la contourner, de subtils plans-séquences déroulant leurs fils invisibles depuis ce nouvel axe fort. Cette disposition (ou ce dispositif, pour reprendre non sans intention la terminologie de l’art contemporain) n’est pas purement intellectuelle mais tiendra dans le déroulement des sanglants évènements un rôle de premier plan. Tout s’y noue, tout s’y joue : le coup d’Etat inopinée subitement mis en œuvre par Kim Jae-kyu y prend racine et s’y achève (il ne contrôle plus grand-chose par la suite).

Au bout de ces plans déroulés, il y a donc ces deux filles, une chanteuse et une actrice, chargées de plaire et de distraire le vieux tyran : mode brunette pour les deux mais l’une d’elle, esquissant de puissantes émotions d’un simple voix-guitare, rappelle la douceur yellow de Claudine Longet dans cet autre bal des faux-semblants qu’éclairait The Party de Blake Edwards. Au mimétisme prime abord succède une autre sensation de grand jeu collectif à caractère de farce si peu amère : comme chez Edwards, le maître des lieux – à mi-chemin de l’hystérie et du burlesque - jouera perdant mais les ravages d’une soirée chic et choc laisseront leurs marques bien plus en profondeur, sur l’ensemble des protagonistes. Venue sur scène tenir son rôle (« je croyais qu’on s’amuserait » pleure-t-elle sur le tard), notre poupée d’Asie aura suivi les marques, entre alcool et caresses prolongées, sans saisir de toute évidence la portée réelle des évènements ; s’est retrouvée enclave au centre du carnage allongée dans un temps suspendu magnifique – la caméra filme à rebours – auprès de son amie.

 

Mise en scène de la mise en scène : Kim Jae-kyu élabore dans les coulisses son funeste plan si peu prémédité. L’engagement des hommes de main, le tempo de leurs interventions – au premier bang, comme un signal d’entrée en scène, surgir et tuer les gardes « avec des vraies balles cette fois » – toute cette mécanique d’ordinaire si complexifiée prend ici des allures de bande-dessinée, sans précautions particulières, où l’on complote au grand jour, où l’on parle surtout, racontant face caméra, pour soi et pour le spectateur, le récit de ses actes, le cœur battant de ses désirs et de ses intentions. A la mode de Shakespeare, les coups d’Etat n’ont aucun intérêt s’ils ne sont exploités au ressort des âmes humaines. Du geste de Kim Jae-kyu, bien peu de motifs précis ressortent : meurtre à visée démocratique, brusque coup de sang, folie douce – tout reste envisageable. Une certitude pourtant se lie sur le sourire serein qui parcourt son visage post-action, tranchant singulièrement sur la morgue vieillissante de son corps jusqu’alors.

 

Il ne reste ensuite qu’à visiter-vider les lieux : la caméra s’y emploie avec douceur, en de subtils plans de cinéma (on pense à de Palma), voletant soyeuse par-dessus les corps figés dans leur mares de sang coagulé, prenant acte in fine de l’achèvement d’une époque. Curieux geste d’Im Sang Soo, travaillant rétrospectivement la matière, évoquant depuis le futur un passé qui s’avance vers une autre Corée, celle démocratique des cinéastes virtuoses dont, en styliste du meurtre de la tyrannie, il est aussi venu chercher l’écho.

 

Christophe Malléjac

 

Film sud-coréen – 1 H 42 – Sortie le 5 octobre 2005

Avec Suk-kyu Han, Baik Yoonshik, Song Jaeho

 

 

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