cinéma

The World de Jia Zhang-Ke 

[4.0]

 

 

    Si le cinéma est l’art du présent et du voyage, comme le prétendait Serge Daney, alors The World, sixième film du chinois Jia Zhang-Ke en est le parangon. Se déroulant presque entièrement dans un parc d’attraction modestement appelé The world, compilation top 50 des grands monuments de la planète dans leur format réduit, le film déroule tranquillement le fil de son univers, entre louvoiements amoureux de trentenaires semi-blasés et découverte expresse de la modernité à grand renfort de téléphones portables. The World, film sur la mondialisation ? Oui, comme Rome ville ouverte est un film sur la seconde guerre mondiale. Autrement dit, ce n’est qu’un point de départ vers un ailleurs, non moins ambitieux : la comédie humaine.

 

    Le premier plan nous l’affirme d’emblée, magistral plan-séquence qui fait écho au préambule de Millenium Mambo, en en inversant les données : à la caméra de Hou Hsiao Hsien suivant pas à pas la langoureuse Shu Qi à travers les rues de Taipei répond celle de Jia Zhang-Ke, filmant de front la bouillante Zhao Thao, comme bousculée par sa présence et contrainte de suivre le rythme qu’elle impose. Dans un couloir ressemblant aux entrailles d’une bête, on la voit déambuler en costume de scène à la recherche d’un pansement. Théâtralité, insignifiance de la quête, absurdité des échanges, ce premier plan contient en lui les germes de toute l’œuvre à venir.

 

    Le parallèle avec Hou Hsiao Hsien n’est pas fortuit, le jeune leader de la vague underground chinoise s’inscrivant clairement dans la lignée du maître taïwanais par le choix de ses musiques (Lim Giong, le compositeur des musiques électroniques de Millenium Mambo), de ses lumières (l’impressionnant Yu Lik Wai à la partition numérique HD), et de ses cadrages. Faits de majestueux plans séquences, de lents travelling latéraux, de musique planantes et entêtantes (la même rengaine électronique revient sans cesse) de décadrages et de ruptures de ton, The World est une merveille de mise en scène. Jia Zhang-Ke y atteint une amplitude considérable, bien plus encore que dans son précédent film, Plaisirs inconnus, et évite l’écueil du « petit monde », naturaliste et déterministe, comme la télévision aime en créer. Outre la profusion de personnages et de lieux, qui peuvent être parfois déstabilisants pour le spectateur, trois leitmotivs contribuent à cette amplitude.

 

    Le premier, des scènes d’animation réalisées avec la technologie flash, où les personnages, comme en apesanteur reçoivent et envoient des SMS, seul horizon communicationnel, seul façon pour eux d’exprimer leurs sentiments.  Très pop dans leur esthétique et narrativement gratuites (purs Deus Ex Machina), ces vignettes hétérogènes au reste du film en sont pourtant la ligne de fuite. De la même façon qu’elles représentent une évasion pour les personnages, qui trouvent là un moyen d’échapper à leur condition, à dos de cheval volant dans un ciel rose bonbon, elles sont pour Jia Zhang-Ke un moyen de brouiller esthétiquement les cartes. Le mélange des régimes d’images n’est pas une idée neuve et pourtant, au milieu de ce monde au format minipouce, il trouve une consistance nouvelle. Le caractère dérisoire du mode de communication (les SMS), associé à une technologie des plus cheap fait disparaître toute la grandiloquence des habituelles prophéties sur l’ère numérique. Sûr de sa force tranquille, Jia Zhang-Ke nous affirme que la tragédie de notre monde, et toute sa beauté en fin de compte, tient dans l’impossible harmonie entre les êtres humains et leur environnement (c’était déjà, en creux, le sujet d’A l’ouest des rails). Cinéma, art du présent.

 

    Le second leitmotiv fait appel au cinéma comme art du voyage. De voyage, il n’en est jamais véritablement question dans The World, sinon comme horizon, comme rêve inaccessible, l’une attendant depuis des lustres son passeport pour rejoindre son mari en France, l’autre refusant de coucher avec un caïd en mesure de lui en procurer un immédiatement. Pourtant le voyage est bel et bien au cœur de The World, il en est même la fin ultime : « Faire le tour du monde sans quitter Pékin » clame le slogan publicitaire du parc. La futilité de la modernité déjà soulignée par le « textOnirisme » trouve dans cette réduction artificielle des distances son accomplissement. Un plan du début, furtif, sur un vagabond, le baluchon sur l’épaule, suggérait la nature itinérante des personnages du film. Cette nouvelle classe sociale, appelée en Chine les « flottants », cristallise les enjeux de la mondialisation sous sa forme actuelle : sans attache, allant là où le travail les porte, avec pour seul horizon le jour suivant. Les nombreux et longs travellings latéraux sur le paysage, censés figurer les déplacements, qui aèrent le film et lui donnent sa respiration, sont à l’image de ce mode de vie. Le plan est en mouvement, mais vide ; puis l’espace est peu à peu occupé par des humains ; mais, se déplaçant plus vite que la caméra, ils finissent par abandonner à nouveau le plan et le rendre à sa vacuité originelle ; avant que d’autres, peut-être, ne viennent le combler.

 

    Le troisième, enfin, est une référence au théâtre. Sur scène, la danseuse Tao, l’héroïne, est filmée à son aise, sublimée par l’image numérique, telle une icône du « nouveau bond en avant chinois » s’étalant en pleine page dans les journaux en papier glacé. Off, le beau costume est remplacé par un imperméable en plastique vert, et la générosité dont elle semblait faire preuve lors du show n’est plus que fébrilité, recroquevillement, anxiété. Toujours cette même futilité, cette même superficialité que la caméra de Jia Zhang-Ke traque sans pitié, à la manière d’Arnaud des Paillères qui lui aussi dans « Disneyland mon vieux pays natal », cherchaient les stigmates de la mondialisation sur la façade lisse de son donjon.  Le spectacle, les monuments, les scènes en Flash, tous ces gimmicks, qu’on peut qualifier de publicitaires, ne sont là que pour renforcer, en creux, l’humanité des personnages, marionnettes de ce vaste jeu qui les dépasse. La danseuse, la prostituée russe (seule incursion dommageable du film dans le pathos), le vigile éconduit, l’ouvrier exploité, tout ce petit peuple, cette troupe de théâtre, au sens renoirien, fait front tant bien que mal pour se serrer les coudes, cohabiter, rester solidaire, autant que possible.

 

    Encore une fois, il serait trop simple et réducteur de croire que Jia Zhang-Ke livre une condamnation univoque de la mondialisation, un vague discours sur le pitoyable état de notre triste monde tragique. La subtilité l’en protège. Ce monde est peut-être laid, mais il nous appartient, il est tout ce que nous avons, semble dire Jia Zhang-Ke. Dès lors il ne sert à rien de s’apitoyer, il vaut mieux prendre le bonheur là où il est, ici et maintenant. Ca ne fait que commencer.

 

Jacky Goldberg

 

Film chinois, japonais – 2h13 – sortie le 8 juin 2005

Avec Zhao Tao, Chen Taisheng, Jing Jue

 

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