cinéma

Whisky de Pablo Stoll et Juan Pablo Rebella       1/2

 

 

    Comme chaque matin, Marta attend son patron Jacques devant le rideau métallique d’une petite fabrique de chaussettes. Elle jette un œil inquiet et impatient sur sa montre, alors que Jacques termine son petit déjeuner pris à la même table du même café glauque et la rejoint après avoir échangé un commentaire sibyllin avec un buraliste sur l’équipe de foot locale. Puis il ouvre le rideau, Marta se change et prépare le thé du patron qui de son côté met en route les néons et les vieilles machines souffreteuses. Le travail peut commencer lorsque deux jeunes ouvrières viennent les rejoindre.

Régis par l’habitude et ancrés dans leur vie solitaire, Jacques et Marta forment un duo que l’on pourrait croire éternel et figé. Mais Herman, le frère de Jacques, qui possède sa propre entreprise florissante et moderne de chaussettes, rentre bientôt au pays pour une cérémonie commémorant le décès de leur mère. Jacques demande à Marta de se faire passer pour sa femme, sans que les raisons de cette requête soient jamais données (sauvegarde des apparences, honte de sa vie solitaire ?).

Nullement offusquée par la proposition, vite consentante et organisatrice de cette union virtuelle (prise de photos, ménage dans l’appartement bordélique de Jacques), Marta se faufile dans la vie des deux frères opposés, Jacques le taciturne et peu prolixe, Herman le volubile et extraverti. D’abord cantonnés à l’appartement de Jacques, tous trois prennent la route pour une escapade dans une station balnéaire triste et dépeuplée, où jeux de casino et karaoké ringard sont les activités principales.

 

    La peinture d’une dépression neurasthénique et mélancolique mâtinée d’humour noir et décalé fait logiquement penser au cinéma du finnois Kaurismaki. On retrouve dans le second film des deux comparses uruguayens la même économie de mots, le même sens du décalage burlesque, qui par contraste renforcent l’importance des regards et des attitudes. Dans cet hôtel déserté, le trio improbable rencontre un drôle de couple en voyage de noces dont le bonheur affirmé contraste avec l’apathie résignée de Jacques et Marta.

Ce minimalisme dans l’expression et dans la narration ne doit pas cacher l’autre grand atout du film : son sens du détail et son extrême subtilité pudique.

En effet, la réservée et soumise Marta qui paraît ne vivre que pour son patron se transforme au contact de Herman le frère exilé, grand discoureur et voyageur. Elle est le personnage le plus intéressant du trio, en voie de mutation et d’ouverture grâce à cette parenthèse inattendue et surréaliste. Elle devient le témoin de la tension latente entre Jacques et Herman semble trouver son origine dans les dernières années de la mère. Viscéralement blessé et retranché dans un mutisme forcené et une incapacité au partage de bons moments, Jacques au détour de quelques scènes se révèle plus subtil et sensible que prévu. Comme dans cet épisode des retrouvailles des deux frères à l’aéroport qui passent par l’échange de présents : si Jacques a choisi avec soin et goût l’emballage de sa paire de chaussettes, Herman n’a même pas songé à en retirer le prix.

 

    Nous sommes ici dans la suggestion totale. Les moments cruciaux qui pourraient faire basculer ces existences routinières ne sont pas abordés de front mais dans leurs effets, charge au spectateur de faire travailler son imaginaire. Efficace satire sur le poids des habitudes castratrices, Whisky – substantif utilisé en Uruguay pour simuler un sourire sur une photo – est avant tout un film pétri d’humanité et de tendresse. Servi par une mise en scène sobre et un trio d’acteurs remarquables, il constitue la dernière preuve pour 2004 d’un cinéma sud-américain en plein essor.

 

Patrick Braganti

 

Film Uruguayen – 1 h 40 – Sortie le 17 Novembre 2004

Avec Andrés Azos, Mirella Pascual, Jorge Bolani