roman

Haruki Murakami - Au Sud de la frontière, à l’ouest du soleil   

Collection 10/18, domaine étranger - 1992

 

 

    Haruki Murakami est l’un des écrivains japonais contemporains (né en 1949) les plus célèbres dans son île natale, mais aussi l’un des plus atypiques de par son style. Traducteur de Carver et Fitzgerald, ayant également enseigné plusieurs années la littérature japonaise aux Etats-Unis, il est l’auteur de plusieurs romans ou recueils de nouvelles, dont une grande partie ont aujourd’hui été traduits en français. Il est aujourd’hui considéré comme un auteur culte dans de nombreux pays.

 

    Dans le premier tiers de l’œuvre, le narrateur, Hajime, fils unique, issu de la classe moyenne, revient brièvement sur sa propre éducation sentimentale, attiré par des femmes à la beauté ordinaire qui ne feraient pas « se retourner des hommes dans la rue ». Tout d’abord sa relation avec Shimamoto-san, à l’âge de douze ans, sa nouvelle voisine, boitant légèrement de la jambe, avec qui il se rend quotidiennement au collège ou encore passe des après-midi à écouter des disques de jazz. Puis sa première relation amoureuse « officielle » avec la discrète Izumi, avant de découvrir les joies de l’expérience physique de l’amour avec la propre cousine de cette dernière, avec qui il entretient une force d’attraction uniquement physique, provoquant une rupture brutale. Il s’en suit alors de nombreuses années de solitude, à l’université puis dans son premier emploi terriblement ennuyeux de correcteur de manuels scolaires, avant de rencontrer celle qui deviendra sa femme au cours d’un voyage, Yukiko, fondant une famille avec deux petites filles, et ouvrant deux clubs de jazz chics grâce aux capitaux de son beau-père. Cette réussite sociale, professionnelle et affective, où Hajime jouit d’un bonheur apparemment parfait, se voit bouleverser par la réapparition de Shimamoto-san, sa première amie d’enfance qu’il n’a jamais oublié, et avec qui il a un lien intérieur très fort.

 

    Racontée constamment à la première personne, sous l’égide du narrateur et personnage principal Hajime qui revient en quelque sorte sur sa vie et ses propres souvenirs, le récit emprunte une tonalité assez proche des confessions ou des mémoires, avec un narrateur s’interrogeant sur lui-même et sur ses sentiments, sur ses propres expériences et sur les autres, où l’auteur arrive constamment à placer les personnages à distance d’eux mêmes. Le style de Haruki Murakami est extrêmement différent de la plupart de ses compatriotes japonais, contemporains ou classiques. La phrase est ici extrêmement simple, sans emphases, sans descriptions majestueuses, sèche et tendue, afin de rendre le texte le plus fluide possible. En cela, l’auteur est beaucoup plus l’héritier des maîtres de la littérature américaine que des grands classiques japonais, tel que Sôseki. Il s’en suit alors une œuvre qui contraste étonnamment avec une bonne partie de la littérature asiatique (sans jugement de valeur aucun), se démarquant notamment par la grande limpidité de sa prose. Et pourtant, les thématiques, la retenue, le désenchantement, font qu’elle s’inscrit également de manière forte dans la littérature japonaise. A partir de là, le récit baigne constamment dans une atmosphère intimiste, suave, apaisante et érotique, où le cadre récurrent apporté par le club de jazz du narrateur, donne une ambiance et une touche incomparables à l’œuvre. Le très faible nombres de personnages, la douceur de la prose, les thèmes récurrents, apportent une indéniable tonalité nostalgique et mélancolique à l’œuvre.

 

    Par certains cotés, les problématiques de Au sud de la frontière… rappellent celle du manga Quartier Lointain de Jirô Taniguchi. Ou plus précisément, les interrogations du narrateur de Murakami se rapprochent de celle du père de famille de Taniguchi. Ou comment une vie en apparence parfaite, tant professionnellement qu’affectivement, peut laisser transparaître un manque, une sensation que cette vie n’est pas la notre, que l’on se laisse entraîner dans un destin qui ne nous appartient pas. De plus, l’œuvre fait s’interroger sur l’existence en ce bas monde d’un véritable alter ego, d’un être avec qui on aurait un lien insaisissable, indéfinissable, mais également incassable, intime, indescriptible, étant pleinement une autre composante du moi. A travers une très grande finesse d’analyse des sentiments, des émotions, arrivant de manière incroyable à faire sentir le non-dit, l’indescriptible, à faire sentir et à suggérer plutôt qu’à étaler et à montrer, flirtant même avec le mystérieux, le fantastique, où le réel semble côtoyer sans cesse l’imaginaire et le rêve jusqu’à parfois finir par s’y confondre. Alors, on assiste aux réflexions de Hajime, mais aussi aux bouleversement de son existence, où le souvenir ne cesse de hanter son quotidien de manière obsédante, provoquant une profonde détresse morale.

 

    Au sud de la  frontière… demeure une œuvre extrêmement forte, poignante, onirique, enivrante et envoûtante. A travers une alliance parfaite du fond et de la forme, Murakami livre ici un récit tout à fait aboutie, qui ne pourra laisser personne indifférent. Sans emphase, sans hyperbole, sans mièvrerie, sans débordement sentimentaux, l’œuvre provoque chez le lecteur une émotion, un bouleversement d’autant plus grands qu’ils s’insèrent au plus profond de son être, de son âme. On accompagne Hajime dans son parcours, dans ses interrogations, sans pouvoir décrocher de la lecture et de l’immense bonheur désenchanté, nostalgique et mélancolique qu’elle provoque. Et on en transformé, dans un état de plénitude contemplative, et de bouleversement ontologique. En ce qui me concerne un très grand choc littéraire et existentiel, et sans aucun doute ma lecture la plus forte, la plus marquante de ces derniers mois.

 

Vincent