roman

Eric Laurrent - Clara Stern

Éditions de minuit - 189p, 14.50€

[4.5]

 

 

    Eric Laurrent est un obsessionnel, aucun doute possible, l’accumulation de too much (femmes, somnifères, alcool, guides touristiques) s’incarnant de surcroît concrètement et presque idéalement dans un style complexe, fonctionnant à la manière d’un harpon, qui agrippe la page puis déroule sa géographie de phrases en des paragraphes virtuoses gorgés de mots savants ; ce goût du mot rare, figure de style sans aucun doute, symptôme obsessionnel évident, mais travail d’écrivain d’abord : chaque chose a sa place ; à chaque être, lieu, objet, le son idéal.

 

    Une écriture presque à l’opposé en somme de celle de Giacomo Casanova (référence voulue ici) qui – s’agissant de circonstancier le récit de sa rencontre avec la funeste Charpillon, calculatrice des rues de Londres pressée d’éprouver le déjà mûr séducteur (1763, il a 38 ans) et l’acculant au suicide (avorté) – écrit : « Ce fût ce fatal jour (…) que j’ai commencé à mourir et que j’ai fini de vivre » (1). Le style diffère mais le fond converge. Victor Trévise, ami de débauche du narrateur : « Je vais te la faire oublier, moi, ta Charpillon de mes deux ». Et de fait, à ce instant critique du roman, l’effet Clara Stern a commencé de produire son effet destructeur, capable – surprise – d’anesthésier à lui seul le désir jusque-là sans bornes de ce Don Juan moderne.

 

    Comme le voluptueux italien, il (le narrateur, dont l’identité fait peu de doutes, appelons-le Eric Laurrent) déglutit par tous les orifices disponibles – vomissements, diarrhées, etc. – ce que son psychisme soudain incapable ne sait plus raisonner. La résistance active, passive et sans conteste perverse de la jeune femme mariée n’est pourtant ni une leçon ni une vengeance : la morale à l’écart, le champs libre au déploiement d’un uppercut à effet progressif. On peut voir, pourquoi pas, dans le bringuebalement d’Eric Laurrent, sa descente aux enfers, le polaroïd tendu depuis les limbes par un chœur de maîtresses victimes, c’est probable, d’un basculement des sens, qui du dragueur désiré fit la cible amoureuse de sentiments plus larges. Le corps vacille et glisse, seul le renvoi de sentiments partagés pourrait en délivrer l’équilibre. Abstenons-nous pourtant de ce type de raccourcis trop simples, chaque expérience en la matière étant unique et singulière.

 

    Nous sommes au fond dans la trame générique de la littérature mondiale, toutes époques et tous temps confondus. L’amour, le désir, la souffrance, l’échappée. Pour sa géographie parisienne et d’Europe, ses déambulations du Louvre aux galeries des jardins du Palais-Royal, ses appartements, ses hôtels d’apparat, son mobilier tout en luminaires photophores, la Toscane et la fête : le carillon fastueux du XVIIIème siècle français résonne à travers les pages, non en forme d’hommage déférent à une mythologie tenace, mais comme pour raccrocher, plutôt, le corps-bouchon Laurrent ballotté par les flots à la concrétisation  logique d’une réalité encore raisonnable (sens premier). Puisque la folie guette, serrer bien fort l’incontestable.

 

    Depuis le Don Juan d’origine, préoccupé de son seul plaisir, la sensation d’un glissement ténu opère. Casanova dans la valise, Eric Laurrent transfiguré touche le fond métaphysique de son être ; et l’issue, hors Clara Stern, ouvre à l’écrivain des territoires inexplorés – une chance, en somme.

 

Christophe Malléjac

 

(1) Giacomo Casanova - Histoire de ma vie – Editions Robert Laffont, Collection Bouquins, Tome 3 (volume 9, chapitre XI), page 221.

 

Date de parution : 9 septembre 2005

 

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