roman

Simon Leys - Les naufragés du Batavia suivi de Prosper

Point seuil - p, € - 2005

[4.0]

 

    

    Voyage au cœur des ténèbres : ce pourrait être, en paraphrasant Joseph Conrad (dont l’esprit est ici convoqué), le sous-titre de ce livre de Simon Leys qui, en 70 pages serrées, en dit bien plus long que la plupart des romans, touffus ou non, sur la question cruciale du bien et du mal.

 

    Le voyage, c’est celui qu’effectue pour le compte de la puissante Compagnie Hollandaise des Indes Orientales (VOC), le Batavia, géant des mers pour l’époque, transportant à son bord, outre une précieuse cargaison (coffres bourrés de monnaie d’argent), « près de trois cent trente personnes entassées les unes sur les autres dans une inimaginable promiscuité ». Sur le navire, la hiérarchie sociale en place sur la terre ferme est reproduite, ce qui signifie avantages et passe-droits pour l’aristocratie (ou ce qui y est assimilée), et conditions de plus en plus misérables à mesure que l’on descend vers le bas de l’échelle sociale. Peu à peu, à bord, les caractères se dévoilent et la partie la plus sombre de l’âme humaine commence à percer : jalousies, rancœurs, ambitions malsaines. Entre Le Cap et Java, son lieu d’arrivée, le Batavia est une poudrière au bord de l’explosion.

Mais, à la suite d’une erreur de navigation, il finit sa course en naufragé, sur l’archipel des Houtman Abrolhos, au large de l’Australie. Isolés, destinés à périr sur ces quelques îlots désertiques, on aurait pu imaginer que les survivants se seraient ressoudés dans une sorte d’union sacrée face au malheur. Mais c’eût été sans compter sur le redoutable Jeronimus Cornelisz : s’improvisant seul détenteur du pouvoir sur cette petite population (où les liens et la hiérarchie sociale s’effacent cette fois pour de bon), il met en place un véritable régime de terreur, à base d’assassinats, de meurtres et de déportations.

 

    Un peu à la manière des premiers récits de l’antiquité, Simon Leys raconte ici les événements de façon très factuelle, sans chercher à en rajouter dans l’horreur (mais sans chercher à en extraire non plus) et sans prétendre livrer une explication définitive –par nature impossible- à ce grand mystère que constitue l’attitude de Jeronimus Cornelisz. Car l’influence du peintre Torrentius ou de l’anabaptisme ne suffit pas à expliquer un tel déferlement d’inhumanité. A travers Cornelisz, on a souvent le sentiment de voir le mal lui-même à l’œuvre, dans sa plus effroyable expression.

 

    Voilà sans doute pourquoi Simon Leys a choisi de faire suivre Les naufragés du Batavia par Prosper, récit, écrit en 1958, d’une pêche au thon sur l’un des derniers voiliers de pêche. Si l’aventure n’a pas la même impressionnante noirceur que celle du Batavia, elle permet en revanche de mesurer cette autre face de la nature humaine, incarnée par la rugosité des pêcheurs, et sa totale opposition à l’ambition forcenée et démesurée d’un Cornelisz. Le fatalisme apaisé (quoique la toute fin du livre laisse une brèche entrouverte), la solidarité silencieuse d’hommes secs, leur courage face au danger et aux vicissitudes de la vie, qui ne les épargne pas : autant de qualités naturelles qui semblent étrangères au tyran du Batavia. Leys, sur ces pêcheurs : « (. ..) la mer depuis l’âge de douze ou treize ans, et la mer avare de son poisson, et les saisons avares de leur clémence, et la chance avare de ses sourires (…) ».

C’est de ce côté-là de l’humain qu’il faut sans doute aller chercher un antidote au poison violent du mal, la réponse à cette phrase d’Edmund Burke mise en exergue par Leys : « Tout ce qu’il faut pour que le mal triomphe, c’est que les braves gens ne fassent rien ».

 

Christophe Malléjac

 

Première parution : Arléa, 2003

 

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