roman

Joël Egloff - L'étourdissement

Éditions Buchet Chastel - 144p, 14€ - 2004

[5.0]

 

    

    En équilibre précaire entre acceptation résignée d’une destinée sans destin et prise de conscience de l’absurdité de celle-ci, les personnages de L’étourdissement touchent le lecteur au plus profond.

 

    Dès le saisissant chapitre d’ouverture, on est pris aux tripes. Dans ces premières pages se mêlent fatalisme, attachement viscéral à un lieu apocalyptique et désespoir le plus profond. Mordu au cœur, on tourne les pages de ce roman, sourire aux lèvres, ému, les yeux parfois embués, en empathie totale avec le narrateur.

Avec une grâce candide, un sens de la formule et un humour aussi sombre que tendre, Joël Egloff réussit le tour de force de faire rire franchement avec l’histoire la plus noire et désespérée qui soit.

Celle d’un narrateur sans nom, dans un coin de campagne jamais nommé, imaginaire, comme survivant après quelque incident nucléaire tant la nature y est nocive.

 

    Ici, « les enfants sont pâlots, les vieillards sont pas bien vieux. On fait d’ailleurs pas toujours la différence entre eux ». Et pour cause : la météo est déprimante, un brouillard omniprésent enveloppe la région d’un sale coton, le soleil brille comme par erreur une fois par an, et les lignes à haute tension font crépiter les cheveux et vrillent le crâne… Odeurs de souffre, d’œufs pourris, fumées noires, d’où qu’il vienne le vent n’apporte que des miasmes.

En cette étrange contrée, la rituelle promenade du dimanche –bucolique à sa manière- commence derrière le parking du supermarché. Elle longe les voies ferrées, permet d’admirer la décharge et la station d’épuration, et mène droit à un panorama idéal pour un pique-nique : juste après la rivière qui mousse, s’étend dans un vacarme insoutenable le paysage des pistes d’atterrissage de l’aéroport. Voici qui donne envie… Et pourtant, tous attendent la fin de la semaine avec impatience… Parce qu’ils sont d’ici. C’est laid, c’est sans attraits et sans nul doute malsain, mais c’est chez eux, et ils n’ont jamais rien connu d’autre. « C’est pas une vie » dit le narrateur à son ami Bortch. « C’est la nôtre pourtant » lui répond-il.

 

    Si le héros du livre, dans un sursaut vital, se dit qu’il partira –oui, un jour, c’est sûr-, ce sera les larmes aux yeux car « après tout c’est ici que j’ai mes racines. J’ai pompé tous les métaux lourds, j’ai du mercure plein les veines, du plomb dans la cervelle. Je brille dans le noir, je pisse bleu ». Oui, il pleurera, c’est certain, car « on s’attache, même aux pires endroits… Comme le graillon au fond des poêles ».

 

    Dans ce drôle d’endroit pas gâté par les dieux, c’est l’abattoir qui fait vivre les hommes. Le narrateur y travaille, il y « épluche les vaches comme des bananes ». D’après sa grand-mère, avec laquelle il vit et qui se nourrit « des restes du chat qui a pas voulu finir les leurs », s’il avait fait quelques études il travaillerait à la déchèterie. Alors on peut dire qu’il aurait réussi dans sa vie. Sa vie où l’insoutenable est la norme, et la violence une habitude banale.

Là, humains assommés par le quotidien et bêtes de somme bientôt terrassées par le fatal coup de massue se retrouvent, dans une fade odeur de sang. Abasourdis les uns autant que les autres, ils éprouvent dans leur chair cet « étourdissement » fatal qui donne son titre au roman.

Le soir, enivrés par le parfum des tripes et des boyaux, les employés repartent chez eux. Ca zigzague sur les vélos. Groggys, certains s’arrêtent sur le bas-côté et s’endorment dans le fossé. Attendant un lendemain pas meilleur.

 

    Joël Egloff possède l’art tranquille d’émouvoir profondément le lecteur. Style singulier et efficace, propos surprenant et poétique, il n’use d’aucun effet, ne recourt à aucun pathos compassionnel. Pas d’apitoiement, jamais, ni des personnages par rapport à eux-mêmes, ni de l’auteur sur ses créatures. Et après avoir saisi son lecteur au cœur, il porte l’estocade d’un mot, d’une réplique cinglante, aussi drôle que désabusée. Sa prose est vivante d’images fortes, d’un réalisme naïf et cru. Ca s’appelle le talent. Et on en redemande.

 

Christelle Mata

 

L’étourdissement a reçu le Prix du livre Inter 2005.

 

Date de parution : 07/01/2005

 

> Réagir sur le forum Livres