roman

François Bon - Daewoo     1/2

Fayard - 294 p, 18 € - 2004

 

 

 

    Daewoo – roman, ça n’a pas commencé et déjà on achoppe. Roman, Daewoo ? Pas celui qui définissait Queneau ironique en 1950 : « N’importe qui peut pousser devant lui comme un troupeau d’oies un nombre indéterminé de personnages apparemment réels à travers une lande longue d’un nombre indéterminé de pages ou de chapitres. » (Bâtons, chiffres et lettres). François Bon n’est pas n’importe qui et n’a rien d’un pasteur d’oies et s’il pousse quelque chose c’est les mots, les mots qui disent Daewoo, qui disent l’usine et ses femmes, qui disent le chômage et la perte ; des mots qu’il faut charrier le long d’un chemin cabossé et heurté.

 

    Roman, alors ? Oui, au sens le plus originel du terme de mettre en français, de mettre en littérature une “matière”, celle que disent ces femmes. Rien d’un documentaire donc, même lorsque la séquence est annoncée “entretien”, ou alors François Bon marche sur les pas de Robert Flaherty qui justifiant les scènes répétées disait : « j’ai tenté de recréer pour le conserver un document sur ces gens. » Et s’il y a bien ici une mise en scène, une recréation, c’est celle toujours reprise au fil des livres, de la langue, qui avec ses écarts, ses torsions donne à voir, à entendre un mode disparu. Disparu comme celui des garages de mécanique dont les tours ont fini à la casse ; disparu comme celui des alternateurs Bosch de Temps machine ; disparu le monde de Daewoo, des usines, remplacé, et pour bien peu de temps par les centres d’appel et les plates-formes de distribution. Disparu et remplacé par cette ville, devenue complexe de loisirs (thermes, casino, cinéma multiplexe,..), au nom prédestiné : Amnéville, disparition que François Bon essaye de sauver de l’oubli. Queneau, encore, écrivait dans le dossier préparatoire des Fleurs bleues : « c’est au-delà de la mort du roman qu’il faut écrire en sachant ce qu’on fait. » C’est bien cela qui se joue ici, l’encore possible écriture. Alors, oui définitivement, Daewoo roman.

 

    Des voix de femmes de Daewoo, la pièce (le projet était d’abord théâtre), François Bon dit avoir une dette à l’égard de celles des Suppliantes d’Eschyle, voix des Danaïdes pourchassées demandant protection aux Grecs. Dans cette tragédie le chœur est omniprésent, et rarement chœur aura eu un tel poids. Le chœur qu’elles forment, ces voix de « femmes rejetées dans l’exil », n’a pas seulement investi la pièce, mais aussi ce roman écrit autour de la pièce. Daewoo n’est que la trame tissée par les voix des femmes d’usine qui de leur propre exil, intérieur celui-là, disent une absence. Il manque ici une voix, celle du coryphée, du chef de chœur, voix définitivement tue la tragédie finie, voix de celle à qui le livre est dédié. Les chemins qu’ont pris, par la suite, les Daewoo (on a envie de les appeler ainsi, même si ce n’est que la marque, le stigmate d’un échec) ont rompu l’unité du chœur de celles qui dans leur combat n’étaient qu’une voix. La construction qui alterne entretiens, narrations et théâtre, n’est pas une première chez François Bon, il en était de même dans Un fait divers, si ce n’est qu’ici elle donne une densité à l’isolement de ces voix. La tragédie, plus encore que la fermeture de Daewoo, est dans ce qui suit, là où nulle rémission n’est possible, le mal est fait. François Bon narrateur-auteur joue parfois dans cette tragédie le rôle du héraut égyptien dans celle d’Eschyle, le messager des mauvaises nouvelles.

 

    Dans L’infra-ordinaire, Perec écrit : « Dans notre précipitation à mesurer l’historique, le significatif, le révélateur, ne laissons pas de côté l’essentiel : le véritablement intolérable, le vraiment inadmissible : le scandale, ce n’est pas le grisou, c’est le travail dans les mines. Les “malaises sociaux” ne sont pas “préoccupants” en période de grève, ils sont intolérables vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an. » Il faudrait citer une grande partie de ce texte, qui serait la meilleure introduction à ce livre. Clin d’œil à Perec que ce W dans le ciel de Fameck lors du démontage de l’enseigne, clin d’œil à L’infra-ordinaire que ce passage de Daewoo : «  On a beau mettre la radio, la télévision, on n’a que les nouvelles qui se recopient les unes les autres, en tout cas rien qui nous concerne, rien qui soit ce qu’on a là sous les yeux, qui permette qu’on sache qui on est et ce qu’ici on fait. » Et cet “infra-ordinaire” qui est le quotidien de ces femmes pendant et après l’événement journalistique d’une grève, c’est cela Daewoo.

 

    Avant l’industrie broyait les hommes dans leurs corps, La liste des morts de l’année aux aciéries de Longwy, l’ouvrier au bras déchiré par un tour dans Temps machine. Dans les usines aseptisées d’aujourd’hui, comme celle de Daewoo à Fameck vidée de ces machines avec au sol des marquages géométriques, on ne broie plus seulement les corps, on broie les âmes. Et lorsque c’est fini, qu’il ne reste rien, François Bon se demande à sa seconde visite : « Dans l’usine vide, ce que l’œil capte à chaque instant, est-ce que ce n’est pas cette histoire à l’envers, cette histoire maintenant invisible ? »

 

Dominique Fagnot

 

Date de parution : 22 août 2004 

 

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