roman

Jacques Roubaud : Les Animaux de tout le monde ; Les Animaux de personne     

Seghers jeunesse - poche, 6.00€ - 2004

 

 

 

    Jacques Roubaud, oulipien notoire, est, selon ses propres termes, « compositeur de poésie, de mathématique et de littérature ». Son œuvre littéraire protéiforme tourne autour des deux foyers (serait-elle elliptique ?) que sont justement la poésie et les mathématiques, conçues comme formes, structures qui règlent l’écriture. De la poésie, puisqu’il s’agit de cela ici, une forme surtout, le sonnet, a retenu l’auteur. Forme explorée dans Î (prononcez “appartient à”), premier vrai recueil de poésie de Roubaud, dans Soleil du soleil, anthologie du sonnet français de 1536 à 1630, mais aussi dans bien d’autres ouvrages dont Poésie :, quatrième branche du récit autobiographique inauguré avec Le Grand Incendie de Londres.

 

    Dans Les Animaux de tout le monde, recueil de sonnets, le sonnet donne lieu, comme dans toute l’œuvre de l’auteur, à variations, à écarts : Le tercet final de « La marmotte » se termine sur « un vers de silence, très long » ; le sonnet « Hérisson ! » est un “sonnet long” : deux quatrains, deux tercets et un distique ; certains sonnets sont de la forme trois quatrains et un distique,… etc. « La lettre de l’auteur à un ami hérisson » (un des animaux préférés de Roubaud) à la fin de ce premier recueil revient sur cette forme sonnet et sur certaines des libertés prises par l’auteur. Elle se termine par un « sonnet inédit que [lui a] demandé » le hérisson que je ne résiste pas à retranscrire :

 

L’âne

 

hi / han / han / hi

hi / han / han / hi

hhan / hhan / hhii

hhhan / hhii / hhhhhhaaan.

 

Le sonnet est ici réduit à son élémentaire. Il en est de même de « La Vie : sonnet » (Poésie, etcetera : ménage), sonnet “informatique” celui-là, composé de 0 et de 1.

 

    Les animaux de personne, quant à eux, explorent d’autres formes. Jeu sur la mise en page : « Le Sanglier aux Oreilles en Pinceaux », « Le Coati Solitaire » renfrogné dans un coin de page blanche. Ironie : « Le Céphalophe Raseur », qui désirerait, n’étant à personne, appartenir à B. H.-L., « est de tous les animaux de ce monde / le plus bavard et le plus ennuyeux. » Références oulipiennes « Le Glouton Boréal », dont la liste des provisions de bouches « 1 douzaine de souris / 2 douzaines de lemmings / 3 chevreaux / 5 moutons / 6 vaches / 9 rennes / 11 élans / 14 castors / 18 saumons / 23 lagopèdes » décline les dix premiers nombres de Queneau (voir dans La Bibliothèque oulipienne, vol. 5 les deux articles sur les N-ines, autrement dit Quenines).

 

    La poésie contemporaine est souvent considérée comme difficile voire même hermétique, et celle de Roubaud n’échappe pas à ce jugement. Il répond : « Cette poésie est difficile. Et alors ? Est-il indispensable de  ne se heurter à aucune difficulté ? Est-il indispensable de ne faire aucun effort de pénétration, de compréhension ? » (Poésie, etcetera : ménage). Formule qui n’est pas sans rappeler celle de Queneau à propos du roman : « Pourquoi ne demanderait-on pas un certain effort au lecteur ? On lui explique toujours tout, au lecteur. Il finit par être vexé de se voir si méprisamment traité, le lecteur. » Mais l’effort en question, pour la poésie se redouble d’un oubli, celui de la poésie. « La poésie que vous rencontrez est nécessairement étrange, inhabituelle, difficile donc, par non-familiarité, par perte de familiarité avec la poésie, toute poésie. » Donnez un roman de Faulkner, de Céline, de Beckett, de Sarraute, de Proust ou de Joyce, enfin un roman d’auteur à quelqu’un qui ne lit pas, cela lui semblera inaccessible, difficile. La situation de nombre d’entre nous face à la poésie est celle-là. Ces deux recueils, tout comme l’anthologie citée ci-dessus peuvent être une porte pour entrer dans ce territoire de plus en plus déserté qu’est la poésie.

 

    Vous voulez faire un cadeau à votre fils ou à votre fille et vous voulez en profiter vous-mêmes : précipitez-vous ! Vous n’avez pas d’enfants : précipitez-vous tout de même ! Cette réédition met à portée de toutes les bourses deux recueils de poèmes, qui bien qu’écrits pour les enfants, sont particulièrement jouissifs, parce que drôles et inventifs. Une dernière remarque, comme le dit joliment Roubaud, la poésie est « aurale », elle passe de bouche à oreille ; alors, lisez-la à haute voix.

 

Dominique Fagnot