roman

Anatoli Marienhof - L’Homme rasé 

Éditions Circé - 2004

 

 

 

    Troisième et dernier roman du poète russe Anatoli Marienhof, L’Homme rasé (1930) est à la fois un condensé des thèmes chers à l’auteur et un art poétique. Le ton est donné dès les premières lignes : « Nous courons sur terre, sautons de tramway en tramway, nous laissons emporter par les trains, et tout ça pour quoi ? Pour attraper notre malheur par la queue. » C’est au collège que Michka, le narrateur, attrape le sien à travers la personne du jeune Léo, personnage pragmatique, voire cynique, issu de la grande bourgeoisie, avec lequel il va entretenir, pendant quinze ans, une amitié ambiguë non exempte de masochisme. « Si Léo n’avait pas été une vipère qui se moquait de moi et me traitait d’animal tous les deux mots, […] aurais-je pu voir en lui un ami ? » L’ascendant de Léo s’exercera jusque dans la vie amoureuse de Michka puisque celui-ci, cédant « au plaisir de rendre à Léo ce petit service amical », épousera Nina, pour laquelle il n’a que mépris … et qui deviendra après ses noces la maîtresse de Léo.

 

    L’ambiguïté semble bien être le maître mot de ce roman, dans lequel une chose n’est jamais simple, univoque, mais contient en soi son revers, voire une multitude de facettes. L’équivoque s’y exprime à travers la figure privilégiée, voire omniprésente, de la métaphore, laquelle conjugue le beau et le laid, le pur et l’impur, le sublime et le trivial, le lyrique et l’obscène dans un esprit proche à la fois de l’expressionnisme et du surréalisme. Fondateur, avec Sergueï Essénine, du mouvement « imaginiste » en 1919, Marienhof accorde en effet, tant dans ses écrits théoriques que sa poésie, un rôle de premier ordre à l’image, dans le but de « provoquer chez le lecteur un maximum de tension interne. » Son objectif est « d’enfoncer l’image le plus profondément possible dans la paume perceptive du lecteur. » C’est du reste une métaphore qui donne son titre à l’ouvrage, à savoir L’Homme rasé, métaphore de l’âme russe expurgée des « scories » de la religiosité, du goût du sacrifice, de l’intériorité et de la profondeur, telle que Dostoïevski s’en était fait le chantre. Le messianisme russe est, pour l’homme nouveau, une notion tout à fait obsolète. L’avènement de la révolution, le contact de la vie et de la réalité lui ont appris que « dans [sa] poitrine c’est aussi lisse que sur [son] menton ». Finis « la barbe patriarcale de Tolstoï », « les touffes mystiques de Dostoïevski », « nous avons rasé nos âmes russes en même temps que nos barbes russes, en dix-huit ».

 

    Mais si la métaphore est l’un des instruments privilégiés du langage poétique, son déferlement intempestif sur les cent dix-huit pages de ce court roman pourra sembler lassant, voire agaçant. Systématique, le procédé perd son effet percussif. Plus intéressants en revanche sont les soubresauts de la chronologie, fragmentée en brèves séquences qui confèrent au tissu romanesque des allures de montage cinématographique. Ce n’est sans doute pas un hasard si, exclu de L’Union des Ecrivains après la publication du roman à l’étranger (Berlin), Marienhof se consacre jusqu’en 1935 à l’écriture de scénarii. Il faudra attendre 1991 pour que L’Homme rasé paraisse pour la première fois en Russie.

 

Catherine H