roman

Jon Fosse - Melancholia II    

Editions Circé - 2002

 

 

    

    Bon, d’accord. Ça ne se fait pas trop, mais on ne vous parlera pas du dernier roman traduit du romancier et dramaturge norvégien Jon Fosse (ce sera pour une prochaine fois). On vous parlera de l’avant-dernier. Pas très réglo, mais Melancholia II, c’est incontournable. On aurait pu faire pire – ou mieux –, vous entretenir de l’antépénultième, Melancholia I (POL, 1998). On l’a lu et relu avec chaque fois la même émotion, le même émerveillement (une écriture pareille, ça défie les lois de la gravitation romanesque). Rassurez-vous quand même, pas besoin d’avoir lu Melancholia I pour entrer dans Melancholia II, on n’est pas dans une superproduction hollywoodienne. D’ailleurs, tout ce que vous auriez voulu savoir sur celui-là sans jamais oser le demander se trouve dans celui-ci.

 

    Melancholia II, dont le sous-titre pourrait être « Une journée dans la vie d’Oline [Hertevig] », c’est l’histoire d’une vieille femme à « la mémoire trouée comme une passoire », comme elle le dit elle-même. Amnésique en ce qui concerne le passé proche, et même immédiat (elle a oublié le nom et le nombre de ses petits-enfants, elle apprend et oublie, puis se souvient et oublie à nouveau que son frère Sivert, agonisant, a demandé à la voir), elle fait preuve en revanche d’une mémoire prodigieuse dès lors qu’il s’agit d’événements touchant à son enfance ou sa jeunesse. De sorte que le passé, plus réel dans la conscience d’Oline que le présent auquel il se substitue sous forme de flash back, commence par s’écrire à l’imparfait ... avant de virer au présent. Télescopage donc, dans la subjectivité de la mémoire, des temps de l’expérience et des temps grammaticaux. A cela s’ajoute, comme du reste chez Thomas Bernhard dont Jon Fosse est par ailleurs le traducteur norvégien, le fait que la répétition, voire le ressassement, constitue l’un des modes de fonctionnement privilégiés du psychisme d’Oline. Le résultat est un curieux effet de « sur place », dans lequel Oline, et le texte avec elle, avancent, mais de façon à peine perceptible, un peu à la manière de ces variations ou soubresauts infinitésimaux caractéristiques de la musique dite répétitive ou minimale d’un Steve Reich ou d’un La Monte Young.

 

    La jeunesse d’Oline, c’est d’abord son frère Lars, le Lars Hertevig de Melancholia I, l’artiste génial tombé prématurément dans la folie, le desdichado aux « grands cheveux noirs » et à la « grande barbe noire en bataille », tout auréolé de « la lumière noire de ses yeux », et que finira par consumer « le soleil noir de la mélancolie ». Noir, c’est aussi bien sûr la couleur de cette fameuse bile noire dont l’action, selon la théorie de la médecine antique des humeurs, se traduit par l’alternance de phases de prostration intense et d’exaltation frénétique : « Parfois ça le prend, je ne sais pas ce que c’est », dit le père de Lars. « Il se met en colère [...]. Ou alors il se met à pleurer. » Mais surtout, la bile noire, génératrice de mélancolie, est, selon Aristote et son fameux Problème XXX, caractéristique de l’homme de génie : « Tous les mélancoliques sont des êtres d’exception, et cela non par maladie, mais par nature. »

 

    Pas artiste pour deux ronds, la vieille Oline serait en quelque sorte le pendant « profane », ou prosaïque, de son génie de frère. Sa peinture, elle n’y comprend pas grand chose, mais le tableau qu’il lui a offert autrefois et qu’elle a accroché sur la porte du « petit coin », dans la cabane au fond du jardin, elle l’aime quand même, « parce que c’est Lars qui l’a peint ». Son problème, à Oline, c’est d’arriver au bout de la journée en faisant avec, et contre, son corps malade, avec ses douleurs dans les jambes et surtout son énurésie qui, corollaire de l’onanisme intempestif de son frère, la fait se précipiter à tout moment dans la dite cabane ou, quand le besoin se fait trop pressant, s’asseoir à même le pot de chambre dans sa cuisine. Il y a dans cette Melancholia II une véritable Anatomie de la mélancolie, pour reprendre le titre de l’élisabéthain Robert Burton (1621).

 

    Anatomie d’un corps souffrant, d’un corps laid, d’un corps vieux. Personnage tabou de la littérature et de nos sociétés, le vieillard ne se rencontre guère que chez Beckett où, rivé à un rocking-chair ou un fauteuil roulant, il se livre à d’incessantes logorrhées. Oline aussi, elle parle beaucoup, ou plutôt elle soliloque dans un monologue intérieur proche du courant de conscience. Seulement, à sa voix se superpose en permanence celle d’un narrateur extérieur qui s’efface et réapparaît tour à tour, faisant alterner dans la même page, et parfois la même phrase, première et troisième personnes, discours direct, indirect et indirect libre. Cette instabilité référentielle et modale, qui fait de Melancholia II un exemple unique, du moins à ma connaissance, de ce qu’on pourrait appeler un « roman sans narrateur », ne semblera déconcertant, voire agaçant, qu’au lecteur pressé amateur de « prêt à consommer ». A consommer, Melancholia II ne l’est pas. A dévorer, oui. Melancholia II ne se prend pas, il se donne à qui veut bien faire table rase de soi et de ses certitudes pour s’aventurer en terra incognita et en accueillir – recueillir – les résonances. Ça s’appelle de la sympathie. Si j’étais vous, je me précipiterais chez mon libraire avant que ce roman unique disparaisse du catalogue.

 

Catherine H.

 

Circé est diffusé par Harmonia mundi