| Natsume
                        Sôseki
                        - Oreiller d'herbes 
                         Rivages
                        Poches/Bibliothèque étrangère n°2 - 2002   
        
                        Natsume
                        Sôseki (1867-1916) est l’écrivain le plus célèbre et le plus représentatif
                        de l’ère Meiji (1868-1912), autrement dit de cette période
                        charnière où le Japon s’ouvre à la modernité et à
                        l’Occident, provoquant une mutation profonde de la
                        société. Oreiller
                        d’herbes appartient à ses premiers romans, et
                        semble d’ailleurs être, tout du moins en Europe,
                        l’un des ses moins connus.      
                        La base romanesque de ce court roman (169 pages mais avec une
                        typographie minuscule) est extrêmement réduite. Un
                        peintre décide d’aller se reposer dans un petit
                        village thermal des montagnes, en plein cœur du Japon
                        traditionnel et rural, afin de faire le point sur son
                        art, et de trouver des sujets à peindre. A partir de là,
                        il s’installe comme seul client dans la seule auberge
                        du village, et rencontre les personnes qui l’habitent
                        et qui s’y rendent.Mais la très grande partie de l’œuvre est composée
                        de longues descriptions précises, notamment de
                        l’environnement naturel, et des réflexions du
                        narrateur sur son art et sur la vie, entrecoupées
                        parfois de quelques scènes de dialogues avec les
                        habitants rencontrés, notamment Nami, la fille du «
                        vieux » qui l’héberge.
      
                        L’intérêt de l’œuvre ne réside donc aucunement dans son
                        histoire à proprement dite, qui est presque
                        inexistante, mais dans son atmosphère, son ambiance,
                        ses réflexions, sa poésie. Tout d’abord, l’auteur
                        parsème à chaque instant de longs paragraphes
                        descriptifs, s’étalant parfois sur plusieurs pages
                        entières, offrant un ton impressionniste à
                        l’ensemble. S’attachant à la perception de
                        l’environnement immédiat, de la nature qui
                        l’entoure, le narrateur nous fait par à chaque
                        instant de son émerveillement, et nous peint littéralement
                        ce qu’il voit. Ces descriptions, loin d’être
                        fastidieuses, apportent au contraire une indéniable
                        ambiance apaisante, douce, subtile et poétique au
                        roman. L’auteur réussit l’incroyable tour de force
                        de nous faire ressentir de cette façon les « tableaux
                        » que son narrateur peintre décrit au fur et à mesure
                        de sa découverte du monde.      
                        Ensuite, le voyage de ce peintre dans ce village thermal est pour lui
                        la possibilité de réfléchir sur son art, sur l’acte
                        de création artistique, sur la manière de vivre poétiquement,
                        et éventuellement de peindre concrètement des
                        tableaux. Plus qu’une ressource morale, le narrateur
                        effectue là une profonde et réelle réflexion sur la
                        condition artistique, qui se concrétise dans le texte
                        par de nombreux passages de réflexion théorique, qui
                        s’entremêlent généralement avec les passages
                        descriptifs, faisant presque de l’œuvre un essai.
                        D’ailleurs, il serait extrêmement fécond d’étudier
                        les rapports entre les passages théoriques et les
                        passages descriptifs, qui sont complètement interdépendants,
                        dans un jeu d’appel et d’influence réciproque, où
                        viennent s’interposer également de nombreux poèmes
                        ou haïkus, cités ou créés par Sôseki
                        lui-même. Sans cesse, le narrateur s’interroge
                        sur ce qui fonde la pratique artistique, non seulement
                        la peinture qui le concerne particulièrement, mais également
                        la poésie, et plus largement l’Art en général,
                        entrant constamment dans des comparaisons avec
                        l’Occident. Il cherche à déterminer dans quelles
                        conditions la pratique poétique et artistique est
                        possible. En cela, le narrateur adopte constamment une
                        posture détachée, reculée, à distance des êtres et
                        des évènements, afin de les aborder uniquement dans
                        leur aspect contemplatif.      
                        Plus encore, et montrant de manière brillante que tout cela est
                        intrinsèquement lié, le narrateur cherche les moyens
                        de mener une Vie poétique, et non seulement de
                        pratiquer la poésie. Comme il le répète de manière récurrente,
                        il se trouve engagé dans une « quête d’impassibilité
                        », seule posture pouvant permettre d’accéder à la
                        contemplation artistique. Il démontre par là qu’il
                        n’est nul besoin de peindre des tableaux ou de
                        composer des poèmes pour être artiste. Ce voyage au cœur
                        du Japon rural est le moyen d’échapper au monde réel,
                        avec tout les tracas, les tensions, les pensées néfastes
                        qu’il impose. En cela, l’œuvre est totalement
                        caractéristique de cette période de l’ère Meiji, où
                        le Japon est confronté à l’ouverture à l’Occident,
                        à la tension créée par l’arrivée de la modernité
                        (avec notamment le tramway de Tokyo où l’on «
                        s’entasse »), influant bien entendu sur la pratique
                        et la vie artistique. Cette réflexion ne s’avère à
                        aucun moment fastidieuse, mais touche à chaque instant
                        des points essentiels de l’être et de l’art,
                        susceptible d’intéresser chacun d’entre nous, ne
                        tombant jamais dans la futilité pointilliste.      
                        Cherchant dans chaque action de la vie quotidienne, dans chaque
                        manifestation naturelle ou humaine, dans chaque
                        incarnation du « merveilleux quotidien » (pour
                        reprendre une formule d’Aragon)
                        les manifestations de la beauté, de la poésie et de
                        l’harmonie artistique, le narrateur s’imprègne
                        totalement de cette posture réflexive qui s’incarne
                        à chaque instant de manière concrète et positive.
                        Alors, le narrateur, termine son récit comme il
                        l’avait entamé, avec une réflexion plus générale
                        sur l’homme et le monde, où se laisse transparaître
                        un certain pessimisme, et un certain rejet de la
                        modernité comme illusion privative de liberté.      
                        Œuvre incroyablement riche, dense et profonde, Oreiller d’herbes constitue un roman à la fois profondément poétique,
                        où la grâce des descriptions nous enchantent et nous
                        émerveille, et en même temps un essai majeur sur la réflexion
                        poétique et artistique, et par delà sur la vie. De
                        plus, la traduction apparaît en tout point admirable, réussissant
                        l'incroyable tour de force de conserver cette atmosphère
                        poétique qui rend Oreiller
                        d'herbes si splendide.    Fred     |