roman

Laurent Mauvignier - Seuls     

Editions de Minuit – 2004

 

 

 

    Si le Jacky de Brel est « beau, beau, beau ... beau et con à la fois », le Tony de Laurent Mauvignier serait plutôt laid, laid, laid ... laid et idiot à la fois. Enfin, laid, c’est lui, Tony, qui le dit, avec ses cheveux en épis et ses dents plantées comme des pics dans sa mâchoire. Idiot, à ne pas confondre avec con, tous les personnages de Mauvignier affirment l’être à un moment ou à un autre. Dans Seuls, les occurrences du terme ou du substantif « idiotie » sont trop nombreuses (19 au total) pour ne pas faire surgir les figures du prince Mychkine, l’Idiot de Dostoïevski, et de son double Rogojine, d’autant que l’un des narrateurs se plaît à évoquer « ces grands romans russes où des âmes pâlottes et fluettes promènent leur épilepsie sur les rives d’un fleuve glacé ». Face à Tony, il y a Pauline la belle, la trop sûre d’elle qui, comme la « maudite Mathilde » de Brel, est elle aussi revenue. Est-ce un hasard si, là encore, cette jeune femme dont Tony a toujours été secrètement amoureux porte le prénom de la fière et capricieuse héroïne du Joueur, du même Dostoïevski ? Mais qui joue à quoi ? Seuls – et cela vaut aussi pour les trois romans précédents de Laurent Mauvignier, ce serait en quelque sorte une histoire de bruit et de fureur racontée par des idiots.

 

    Dès Loin d’eux, son premier roman publié en 1999, Laurent Mauvignier s’est imposé par une maîtrise éblouissante, rare dans le roman français, de la polyphonie narrative et du monologue intérieur. Tout se passe chez lui comme si les mouvements de la conscience étaient enregistrés au moment même de leur gestation, et la parole, avant même sa cristallisation, au plus près de son surgissement. Il en résulte à la fois un effet d’oralité alternant style parlé et langage soutenu, répétitions et ellipses, phrases nominales ou en suspens, et un très fort effet de réel, lequel se situe aux antipodes du roman réaliste traditionnel. Plutôt que de réalisme, mieux vaudrait en effet parler ici de concret, comme on parle de musique concrète. Ou encore de vérité, de sincérité ou d’honnêteté, c’est-à-dire d’un regard et d’une attitude qui, ainsi que l’écrivait Nathalie Sarraute dans L’Ere du soupçon, s’efforcent de « tricher le moins possible et de ne rien rogner ni aplatir pour venir à bout des contradictions et des complexités ».

 

    Chacune à sa manière, les deux voix narratives de Seuls vont s’efforcer d’élucider la disparition de Tony. Entreprise d’autant plus ardue pour ces gens ordinaires, familiers du silence et du secret, qu’il leur faudra faire avec et contre le langage, ce langage opaque et quotidien, objet de défiance dans la mesure où il est le plus sûr agent du cloisonnement entre les êtres et où il véhicule « plus de mensonges qu’à la longue personne n’en est capable, parce que les mots s’effondrent. » Chacune à sa manière, ces deux voix vont tenter de reconstituer, de l’intérieur, l’histoire de Tony et de Pauline, en intégrant à leur propre parole celles de Tony et de Pauline eux-mêmes. C’est dire que l’enchâssement des voix, dont le plus bel exemple demeurait jusqu’à présent Loin d’eux, franchit dans Seuls un pas supplémentaire puisque le « je » du discours direct, qui dans des plages entières se substitue au « il » ou au « elle » initiaux, en vient à éclipser le « je » des narrateurs eux-mêmes, les reléguant momentanément à l’arrière-plan. Aucun maniérisme dans tout cela, simplement une manière, une manière noire qui fait de Laurent Mauvignier un auteur majeur, à propos duquel il n’est pas exagéré de convoquer les ombres de Faulkner et de Sarraute. Sans oublier, bien sûr, Dostoïevski.

 

Catherine H.