BD

Tsuge Yoshiharu - L’homme sans talent   

Ego comme x - 2004

 

 

 

    Première incursion de l’éditeur indépendant français dans le monde de l’édition du manga (si l‘on excepte la publication de l’épinard de Yukiko de Frédéric Boilet), cette sortie fait figure d’événement éditorial. Publiant pour la première fois l’un des plus grands auteurs japonais, Yoshiharu Tsuge, Ego Comme X inaugure brillamment sa collection sur la « Nouvelle Manga » avec la collaboration de Frédéric Boilet (à la traduction et l’adaptation). Yoshiharu Tsuge est l’un des acteurs majeurs du manga pour adultes et fut notamment l’un des fer de lance du magazine underground Garo.

Considéré comme appartenant à la catégorie des « œuvres du moi », l’homme sans talent s’inspire en partie de considérations autobiographiques. Le héros, Sukezô Sukegawa, est un ancien mangaka ayant abandonné le métier et cherche des moyens audacieux pour subsister. Pour cela, il finit par se mettre à la vente de pierres qu’il ramasse dans le lit de la rivière voisine et monte un petit étalage.

 

    L’homme sans talent plonge le lecteur francophone dans une atmosphère totalement inédite. Tsuge use d’un dessin simple mais efficace, totalement maîtrisé et s’accordant parfaitement au fond de son propos. A travers un héros singulier, l’auteur nous dresse un portrait de la marginalité. Sukezô Sukegawa cherche le moyen de survivre et de faire vivre sa femme et son enfant par des moyens qui lui paraissent le plus accessible, nécessitant aucun investissement de départ, mais en voulant en permanence rester autonome et indépendant. Que ce soit à travers le commerce de pierres ou dans ses projets irréalisables, on se demande si le héros croit vraiment en ce qu’il entreprend ou imagine entreprendre. Il apparaît comme un personnage ayant décidé de se laisser vivre, ayant plus ou moins délibérément choisi la marginalité, même si il semble avoir du mal, paradoxalement, à s’accommoder de cette situation et tenté à plusieurs reprises par l’adultère et le suicide (avant que son fils soit miraculeusement présent pour le sortir de cette situation).

 

    A travers cela, l’auteur nous dresse également tout une galerie de personnages tout aussi excentriques et étranges que le héros, vivant également en dehors de la société. Que ce soit l’antiquaire qui a fait de sa maison perdue dans une ruelle sombre sa boutique, ou encore l’oiseleur qui ne souhaite vendre que des oiseaux japonais, chaque chapitre nous offre une figure symbolique exprimant une certaine forme d’abandon et de refus du conformisme.

 

    A la fois réflexion sur le mal être de vivre individuel mais aussi réflexion sur la place de l’homme dans une communauté, l’homme sans talent est la peinture d’un être qui se sent inutile pour la société et pour lui-même. L’œuvre est également constamment empreinte de cynisme et d’humour, et Tsuge se place à un double niveau, à la fois au dessus de ses personnages mais aussi à leur hauteur, dans l’attachement et l’affection qu’il leur porte. Le personnage principal apparaît fondamentalement comme un homme qui se demande, de manière pathétique et cruelle, à quoi bon continuer à vivre.

 

    Et finalement, on peut penser que le héros, ou plutôt l’antihéros, incarne, par-dessus tout, l’essence d’une Vie Poétique, dans son inadaptation éthique et ontologique de s’intégrer à la société humaine mais aussi dans la conscience vaine de cette marginalité. Une Vie Poétique incarné par l’impossibilité du compromis entre l’Art et la Vie, et donc par le tragique d’une antinomie inéluctable, entre un homme qui se laisse vivre et une société toujours plus pressée.

 

    Ego Comme X frappe un grand coup avec cette première publication d’un auteur japonais, tant l’œuvre s’avère riche, complexe. Un chez d’œuvre, tout simplement.

 

Vincent