roman

Laurent Mauvignier - Dans la foule

Éditions de Minuit - 394p, 19,50€ 

[5.0]

 

 

Comme beaucoup de ses contemporains, Mauvignier insère l’Histoire dans les histoires. Même s’il est assez récent, même s’il ne figure dans aucun manuel scolaire, le drame du stade bruxellois du Heysel lors de la finale de la Coupe d’Europe en 1985 fait partie de ces souvenirs collectifs qui nous ont choqués, bouleversés, meurtris. Ce tragique fait divers qui vit la mort par écrasement d’une quarantaine de personnes, Laurent Mauvignier le propose en décor de son opéra symphonique, son concerto de voix intérieures, une véritable collision d’états d’âme avant, pendant et après l’événement.

 

Dans la foule  est constitué de monologues étirés et aériens, un énorme bloc narratif où s’entremêlent sept voix. Sept personnages, venus de différents lieux européens (France, Italie, Grande-Bretagne…) pour assister à cette grande date footballistique. Un couple d’amoureux en lune de miel à Bruxelles, deux copains venus aux abords du stade sans billets, un jeune Anglais qui suit prudemment ses frères hooligans, et un jeune couple belge trop gentils pour ne pas se faire avoir. Ils vont tous se rencontrer, s’aimer, se haïr, se disputer, se retrouver, survivre ou mourir. La construction narrative de Mauvignier ne suit pas la trajectoire des protagonistes de manière linéaire et chronologique, elle brouille les répères de temps, de personnes, d’actions…les récits se superposent dans un torrent de mots, à la fois limpides et complexes. Il faut un peu de temps pour s’accrocher à la coque du navire Mauvignier, mais une fois qu’on est embarqué, difficile de s’en sortir.

 

Car, fait rare dans la littérature contemporaine, des pages de « Dans la Foule » naît une véritable émotion. Une légère, belle et tragique émotion, comme on n’en fait plus. On est loin du pathos larmoyant, ou de la sécheresse cynique de certains écrivains misanthropes. La séquence du mouvement de foule meurtrier n’est jamais spectaculaire ni vulgaire, l’écrivain s’efforce juste de retranscrire ces paroles renfermées pendant l’événement, les mots qui se cachent derrière les cris, la peur, l’étouffement ou les râles. Il fait parler tout au long de l’ouvrage les silences, les fureurs, les orgasmes, les désirs, les peines, les deuils, les rancoeurs, les jalousies, les effrois et les douleurs. Les phrases sont précises et aériennes à la fois, rarement terminées, toujours en suspens. Je parlais de symphonie à plusieurs voix plus haut, mais on est davantage dans l’intime d’une passion de Bach que dans le grandiose d’une œuvre de Berlioz.

 

Dans la Foule sonne tout le temps juste, il touche à l’intime, au tabou, à tout ce que l’on pense mais que l’on ne dit pas, Mauvignier explore subtilement l’âme, et la pensée quand elle n’a plus la force de s’exprimer par des mots. Et l’intérêt ultime de ce roman virtuose mais pas vain, c’est de ne jamais se laisser aller à devenir un énième roman psychologique sur la perte, la mort et le désespoir. Au contraire, le livre est délicatement optimiste et, devant une situation d’horreur, les personnages ne parlent que de vie, d’envie et surtout de survie. Et les mots de  Dans la foule  n’ont jamais été aussi prenants, virevoltants, vivants.

 

Jean-François Lahorgue

 

Date de parution : septembre 2006

 

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